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de l’opinion parisienne. Littérairement, le bourgeois de 1830 est un homme qui est abonné au Constitutionnel, achète le Voltaire du libraire Touquet, chante Béranger au dessert et verse un demi-louis à la souscription nationale, qui paie en 1828 l’amende de dix mille francs à laquelle est condamné le chansonnier également national.

Le genre de la chanson de table et de société, de la romance sentimentale, était florissant dans cette bourgeoisie depuis le XVIIIe siècle où Collé, Panard, la société du Caveau lui avaient dû une joyeuse célébrité. Mais la chanson du XVIIIe siècle est à celle de Béranger ce que les gazettes à la main des nouvellistes sont à la presse d’après 1815.

La chanson de Béranger est portée par le même courant que la presse. Elle est, comme la presse, un produit de la Charte de 1814, ainsi que la caricature sortira de la Charte de 1830. La chanson est du journalisme poétique, alors infiniment plus efficace et plus diffusé que l’autre, et qui, sur les ailes des refrains, circule partout. Journalisme politique et religieux, ou plutôt anti-religieux. Aucune production de l’esprit n’a plus contribué que la chanson de Béranger à ruiner le gouvernement des Bourbons. Très peu ont plus efficacement servi à entretenir la légende napoléonienne, l’image d’Épinal de la Grande-Armée.

Le Retraité.
L’œuvre de Béranger est à peu près terminée en 1830. Il comprit que sa popularité, à laquelle il tenait si fort, exigeait son silence. En s’obstinant à produire, il fût devenu, sous la grande vague qui battait et ridiculisait la bourgeoisie, un poète démodé. Il fut simplement un poète retraité, et le retraité est, comme le bouilleur de cru, un personnage éminement français. On admira le glorieux survivant ; il passa dix-huit ans dans une gloire confortable, paisible, que ne discutaient pas les romantiques les plus hirsutes, faisant avec ses amis Chateaubriand et Lamennais (plus ou moins retraités, eux aussi), une belle trinité de vieux lutteurs et s’acheminant en douceur vers une apothéose : car les funérailles nationales de Béranger en 1857 tinrent dans les fastes du Second Empire la place du Retour des Cendres dans ceux du règne précédent, et de l’enterrement de Victor Hugo dans ceux du régime qui suivit.