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Il a disparu de la littérature vivante autant que Jean-Baptiste Rousseau. L’article terrible que Renan lui consacra après sa mort est devenu un lieu commun de l’opinion. En cessant de le chanter, on a cessé de le lire, si tant est qu’on l’ait jamais lu autrement que comme un souvenir ou une promesse du chant, du refrain repris autour de l’oie aux marrons de M. Poirier. La platitude de la langue, la platitude du vers, la platitude des sentiments s’étalent de pair dans cette chanson aujourd’hui désaffectée ; 1857, l’année de ses obsèques nationales, est celle de Madame Bovary, celle où Homais vient de recevoir, la Légion d’Honneur. Et dans le paysage des idées et des noms, Homais et Béranger se confondent. On ne le lit et on ne le lira plus. Mais, de même que la chanson de Béranger était soutenue, créée même, par sa musique et son refrain, de même elle se maintient encore par un secours étranger : illustré par Johannot et par Henry Monnier, son recueil se feuillette comme une évocation de musée, un album de 1830 ; ce monde bourgeois prend dimension et vie. Ni le théâtre de Scribe, ni le roman de Paul de Kock ne sont classés monuments historiques. La chanson de Béranger, elle, est classée. Elle se visite, si elle ne se lit ni ne s’habite plus. Elle est la colonne de Juillet de la poésie française : une suite de tableautins sentimentaux, libertins, patriotiques, anticléricaux, le long desquels montent, l’un pinçant l’autre, le calicot et la grisette, vers un génie prétentieux qui est lui-même sujet de chanson, vers une plate-forme d’où s’étale à la vue tout un quartier d’histoire populaire, celui de Juillet 1789 et de Juillet 1830.