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1789, les diverses aristocraties possédaient, en ce qui regarde les lettres et les arts, ces habitudes, cette initiation, ce goût qui ne s’improvisent pas. Elles les emportèrent avec elles, mais les dépaysèrent et se dépaysèrent.

La Littérature émigrée.
Un seul écrivain, mais ignoré alors n’a pas émigré : c’est André Chénier. Son frère Marie-Joseph peut passer pour le type et un chef de file des traînards qui continuent à répéter en France les gestes vides du XVIIIe siècle poétique. Mais pendant un quart de siècle, de 1793 à 1820, tous les écrivains qui comptent sont étrangers comme Mme de Staël, Constant, de Maistre, même, après tout, Bonaparte, ou émigrés comme Chateaubriand, Bonald, Senancour, Rivarol. Tout ce qui n’a pas subi l’épreuve ou le sacrement de la frontière, tout ce qui dit, avec Sieyès : « J’ai vécu ! », rampe. Quel que soit le jugement politique ou moral qu’on hasardera sur l’émigration, et qu’on répète ou non à son sujet un mot comme celui du P. Loriquet, dans son Histoire de France sur les protestants de la Révocation qui « ne rougirent pas de porter à l’étranger les secrets de notre industrie », elle a été littérairement bienfaisante. Elle a institué des expériences nouvelles. Elle a enrichi la sensibilité française. Elle a brassé des courants européens. Elle a apporté un contrepoids d’autonomie et de liberté au conformisme officiel sous lequel la Révolution et Napoléon risquaient d’écraser et de stériliser les lettres. Elle a préparé la société parisienne de la Restauration, les premiers feux du romantisme, les formes les plus délicates du libéralisme intellectuel et de l’intelligence esthétique, l’Europe paisible, concordante, tolérante et cultivée des années 1815-1848.

Les élites émigrées vivent tragiquement. Elles sont contraintes à une vie hasardeuse, solitaire, humiliée. Elles sont amenées par l’exil et l’épreuve à reviser leurs valeurs, et à en connaître ou à en créer d’autres. Les dieux qu’elles ont emportés prennent contact et font alliance avec les dieux étrangers. Sainte-Beuve indiquant que l’originalité de Chateaubriand lui vient de son déracinement, dit : « C’est à cela que servent du moins les révolutions ; elles triomphent en déracinant, elles rompent ce qui suit de trop près, et recommen-