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ans en 1860, n’admettait et n’aimait que ces deux livres, ces deux versants de la poésie impériale.

Au carrefour
de quatre mondes
.
Mais au regard du massif et de la substance de Hugo, les Chansons ne sont qu’une excursion, moitié voyage à Cythère, moitié voyage à Paris, les deux voyages, au temps de la Belle Hélène et de la Vie parisienne, n’en faisant d’ailleurs qu’un. Le Hugo de l’exil, le Hugo rivé à la solitude, à la prophétie, aux mers, aux morts, aux mots, on le verrait pris dans l’image des quatre vents de l’esprit, des quatre chevaux du soleil, au carrefour de quatre mondes qui répondent également à son idée d’une monarchie universelle et d’un rayonnement illimité : le monde des mots, nourri de lyrisme ; le monde des visions, matière épique ; le monde philosophique, lieu dramatique d’une lutte entre la lumière et les ténèbres ; le monde politique, qu’a étrangement labouré en lui le génie satirique.
Le monde des mots.
La royauté des mots, nul ennemi ne la lui conteste. Hugo en France est aux mots ce que Descartes est à la raison ou Voltaire à l’esprit, ce qu’ailleurs Michel-Ange est au marbre, ou Rembrandt à la lumière. Il en obtient pour sa pensée tout ce qu’il veut, et ils en obtiennent pour leur beauté tout ce qu’ils veulent. Jamais cette souveraineté des mots n’est plus absolue, moins limitée que dans ces années cinquante. On pense à Louis XIV après Nimègue, à Napoléon en 1811. Le lyrisme de Stella, des Mages, d’À celle qui est restée en France est brasillant de mots comme d’étoiles un ciel d’été. Le poème de Dieu, qui a marqué sans doute le point maximum du gigantisme hugolien, en devient effrayant. Si les triangles avaient un Dieu, dit Montesquieu, ce serait un Dieu triangle. On voit littéralement dans ce poème le maître des mots faire Dieu avec les mots :

Car le mot c’est le Verbe, et le Verbe c’est Dieu

Le verbe de saint Jean, c’est le Logos, non le mot. Mais Hugo seul avait droit à ce contre sens et à ce calembour. Il lui donne l’être, comme le Christ à Petrus petram.

Celui des visions.
Et cela n’irait pas bien loin si l’auteur de ce calembour n’était celui de la Pente de la Rêverie, si le maître des mots n’était le maître des vi-