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sions, si la Vision d’où est sortie ce livre qui ouvre la Légende des Siècles n’était une vision vraie, si la vie poétique proprement hugolienne, ce n’était le mariage, l’exogamie inattendue, de ce Verbe et de la Chose vue. Hugo n’a pas créé la vision épique, mais il a créé l’épopée visionnaire. Le Sacre de la Femme, le Petit Roi de Galice. Eviradnus, le Satyre, la Rose de l’Infante, autant d’équilibres entre deux forces, la force inépuisable des mots et la force sans défaillance et sans artifice de la vision évocatrice. À la science innée des tours, des raffinements, des doublets, des étymologies, d’une langue à son zénith de puissance virile, Hugo unit la vision nue, la vision des prophètes bibliques. De Jérémie et d’Ezéchiel à Saint-Jean, l’épopée de Guernesey ne comporte pour Hugo qu’un précédent, la Bible. C’est pourquoi la Légende des Siècles ne doit être prise que pour un volet d’un triptyque, dont les deux autres, qui lui sont antérieurs, relèvent directement des prophètes : la Fin de Satan et Dieu. Le Jésus-Christ de la Fin de Satan aura été mis très haut quand on aura dit qu’il reste en français la seule transposition supportable, et belle, de l’Évangile. Mais Hugo a-t-il gagné la gageure qu’est Dieu ? A-t-il rendu sensible au lecteur ce qui était certainement et profondément sensible à lui-même ? Il semble qu’ici, entre les mots et la vision, l’équilibre, maintenu ailleurs, soit rompu en faveur des mots, que les mots « ce corps aéré de la voix », accumulent tragiquement et passionnément leurs corps pour exprimer l’incorporel.

Il y a dix ans que Hugo a renoncé au théâtre, renoncé à projeter ses visions sur la scène qui n’a pu porter la vision des Burgraves. Mais, dans les îles, c’est lui-même qui devient un théâtre, c’est son monde intérieur qui devient un monde dramatique. Comme le dernier mot de Napoléon avait été Armée, Hugo eut dans son agonie de mai 1885 pour dernier vers :

C’est ici le combat du jour et de la nuit.

Celui de la pensée.
Ce combat dramatique, ce dialogue manichéen, cet effort de Dieu contre la matière, de l’âme contre le poids, du bien contre le mal, de la vie contre la mort, ce Noir et blanc proprement hugolien,