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cela devient à Guernesey la pensée de Hugo, la pensée du penseur : c’est la conscience de ce combat qui lui compose une philosophie. Le bien et le mal ne sont pas des idées claires, les points d’interrogation abondent dans la conscience de Hugo, ce monde intérieur et poétique ne vit, n’obtient sa troisième dimension que par le clair-obscur. Mais si la réalité est esprit, si Dieu ne se réalise ou ne réalise ses fins qu’avec difficulté, si le problème du mal existe, si la matérialité est un poids à soulever, si les religions, de l’Orient à l’Occident, et si les philosophies, d’Anaximandre à Bergson, ont en effet senti et pensé qu’il en est ainsi, s’il y a là un résultat de l’expérience interne de l’humanité, comme les lois physiques sont un résultat de son expérience externe, si Hugo a vécu dans la méditation et dans l’expression de ces vérités, s’il leur a donné un langage, un poids, un corps glorieux, si, évidentes ou probables qu’elles sont pour les philosophes, il les a rendues sensibles à ceux qui ne sont pas philosophes, si les philosophes les ont avouées et admirées chez lui, comment méconnaître dans son dialogue solitaire, dans ces tempêtes ou dans cette mer sous un crâne, dans cette présentation de Dieu et du monde, la réalité de la pensée et la dignité du penseur ?
Celui de la cité.
Enfin l’exilé de décembre, l’auteur des Châtiments, prend sa définitive stature politique. Le premier Empire avait fait son père général et comte, la restauration lui avait donné l’investiture officielle, Louis-Philippe l’avait élevé à la pairie. L’ingratitude même de Louis-Napoléon envers le poète de Napoléon mit Hugo plus haut encore. Un portefeuille refusé sépara de l’ingrat, le vindicatif, de Lycambe Archiloque. Ce n’est pas grand, mais c’est humain. Et à cet humain succéda immédiatement le surhumain qui était dans la nature poétique de Hugo et qu’il transporta dans ses proclamations politiques. Sa poésie en bénéficia quand c’était en vers. La gloire de Hugo n’en souffrit que quand c’était en prose.