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Angélique et Sylvie, est un des chefs-d’œuvre du récit français. L’évocation du Valois dans Sylvie et dans Angélique a créé littérairement la poésie de l’Île-de-France. Sylvie est restée à la féerie ce que Paul et Virginie fut à l’exotisme. Angélique et Aurélia sont touchées de plus près encore par les esprits de l’illusion et de la folie. Le monde extérieur devient pour Gérard une projection du monde intérieur, la vie est submergée et transfigurée par le rêve, et la transmutation des créatures de chair en créatures de rêve devient l’alchimie propre à cette nature de poète, doucement et divinement déréglée.

Les créatures de chair, c’était une créature, une actrice, Jenny Colon, dont la liaison avec Gérard est restée assez mystérieuse pour que sa réalité soit remplacée pièce à pièce par les substitutions du rêve. Le rêveur alors devient l’initié. Toute une partie de l’œuvre de Gérard, Aurélia, le Voyage en Orient, les Illuminés, ressemble à une représentation, à un déroulement de mystères d’Eleusis, soit les aventures de l’âme sur la terre, à travers des symboles qui sont beaux et qui regardent l’homme avec des regards non seulement familiers, mais bienveillants. La folie de Nerval a eu des moments atroces, et finalement celui de son suicide. Mais seuls les intervalles ou les moments lucides et doux de cette folie ont mis au poète la plume à la main, sont passés dans ses livres, se sont vêtus de cette prose fine, délicate et tempérée. Il est le seul écrivain chez qui la folie, ou plutôt le souvenir et l’ombre de la folie, se soient présentés sous la figure d’une Muse, d’une inspiratrice et d’une amie.

Et voici enfin dans le poète de l’Île-de-France le cor enchanté de la forêt germanique. Ce frère de Novalis est le seul romantique qui ait bien connu et senti l’Allemagne, dans sa langue, dans sa légende et dans sa musique. Il s’est connu chez lui dans Faust. Il en a écrit la meilleure traduction, qu’admira Goethe. Il a eu le sens du lied et de la ballade allemande, très différente de la ballade d’artiste à la Victor Hugo. Toute une nature du Nord, qui va de Paris à Vienne, et qui a le Rhin pour axe, peut tenir Nerval pour son poète.

Ce pays il l’a parcouru, et de ses récits de voyage sur le Rhin et en Autriche la bonhomie fine et poétique peut faire