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suite à ses tableaux de l’Île-de-France. Mais par delà l’Allemagne, le visionnaire, l’initié était appelé par l’Orient. Le Voyage en Orient n’est pas une suite de notes authentiques : il est en partie imaginé, refait, fabriqué, à la manière qui sera celle de Barrès, mais tout cela par un artiste intelligent et impeccable. L’Orient de Nerval est resté frais, musical, féerique, Orient de poète plus encore qu’Orient de voyageur, Orient qu’il a vu comme il l’a rêvé.

Enfin, quand la folie toucha Nerval, le toucha avec délicatesse et caprice, mit sur sa pensée des demi-teintes et du crépuscule, la fondit, à des intervalles, dans l’état fluide de la mentalité primitive et de l’extase mystique, il écrivit les douze sonnets des Chimères qui sont sans commune mesure avec le reste de ses vers, et même avec sa littérature, et en qui se lève, à la main d’un initié antique, l’épi éleusinien de la poésie française. Ils ont exactement le genre d’obscurité et le style de clarté-de ces guides d’outre-tombe, par les prairies et les fontaines symboliques, qu’on a retrouvés, gravés sur des plaques d’or, dans les sépultures pythagoriciennes. On n’en épuise pas la musique, et un curieux miracle a voulu que cette musique radiante fût enfermée, comme chez Mallarmé, dans la forme stricte et plastique du sonnet. Les Chimères montrent, en plein romantisme, la route au symbolisme et à la poésie pure, comme elles montraient à Nerval, dans Foutre-tombe, la route des initiés.

Bertrand.
Ce n’est guère que dans ce groupe des purs artistes, des grands malchanceux chimériques et aussi des précurseurs qu’on peut ranger Aloysius Bertrand, Dijonnais au moins d’adoption, dont les poèmes en prose de Gaspard de la Nuit, d’une forme précieuse et souvent parfaite, n’ont pu être publiés par ses amis qu’après sa mort. Il a, lui aussi, montré un chemin, une terre promise, le poème en prose de Baudelaire et de Mallarmé. On dirait que le génie immanent de la poésie française, qui veut empêcher certaine immatérialité paradoxale d’y entrer avant l’heure, a écarté Gérard et Bertrand avec la même brutalité disciplinaire que, plus tard, ces autres trop tôt venus, Verlaine, Lautréamont, Rimbaud, Corbière.