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Le disciple de Napoléon.
Et voici ou l’on verrait peut-être, entre tant de paradoxes, le plus curieux. Beyle, qui, si l’Empire avait duré, n’aurait probablement rien publié et aurait été découvert tout entier comme Saint-Simon, dans des papiers posthumes, est le seul écrivain strictement et littérairement co-équipier de Napoléon, ou plutôt de Bonaparte. De quinze ans plus jeune, il personnifie par son âge la génération qui le suit, ne demande qu’à être formée par lui, — la situation de ceux qui viennent à quinze ans de distance, celle de Sainte-Beuve ou de Musset vis-à-vis de Lamartine, ou de Banville à l’égard de Hugo. — Il est comme le général Bonaparte une table rase, sans préjugé héréditaire, ni confessionnel, ni politique, et prêt pour l’ordre nouveau. Ce descendant des Guadagni se reconnaissait une nature franco-italienne, comme Napoléon. Napoléon faisait de la phrase, quand il en fallait pour le peuple, mais son vrai style est celui de sa correspondance, et aucun n’est plus étranger à la phrase. Il ne dit que ce qu’il dit, et ne veut dire que ce qui est, comme celui de Stendhal. Quand Stendhal s’entraînait par la lecture du Code Civil, il se retrempait dans une des maisons-types du style napoléonien. Ses vues, ses idées, ses routes françaises, la carrière ouverte aux talents, son civilisme d’ancien militaire qui n’a aucune illusion sur les militaires, lui sont communs avec Napoléon. Pour lui Napoléon c’est Napoléon tout court, et non comme pour Chateaubriand « Napoléon et moi ». Il est le-disciple littéraire de Napoléon.

L’attitude des romantiques qui consiste à être le Napoléon de quelque chose devant la glace, rien qui soit plus opposé à Stendhal ni qui attire davantage ses nasardes. Il existe un plan où Stendhal fournirait au Premier Consul ce contemporain de lettres que Racine donne à Louis XIV. De Racine et Shakespeare à la Chartreuse de Parme, l’œuvre de Stendhal est une sorte de retour au zéro, au point d’un départ manqué ou dévié en 1800, à la netteté, à la précision et à la franchise d’une génération militaire. Mais de 1809 à 1815 les Stendhals éventuels étaient aux armées : la littérature fut la chose de l’émigration, de l’arrière, de la Restauration et des femmes.