Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
sée, débauche sous la mamelle gauche et fleurissante idylle, l’antithèse des deux amours ne quittera plus la poésie de Musset. Le problème de la jeunesse sensuelle, décomposé en antithèse de la jeunesse et des sens, restera son problème bien après qu’il aura perdu toute raison de le vivre.
Rolla.
Aussi Rolla, que la Revue des Deux Mondes publia le 15 avril 1833, procura-t-il, durant un demi-siècle aux garçons de dix-huit ans, le coup aux sens, au cœur, à l’âme. Paris, comme toute capitale, ne va pas sans une immense prostitution, et Rolla, histoire d’une fille de quinze ans, Marie, vendue par sa mère à un libertin, est un poème de la prostitution. Le libertin Rolla nous paraît aujourd’hui un être factice, recueilli et hospitalisé par la pire rhétorique. Et justement le poème alla aux nues, tant qu’il y eut une classe de rhétorique, et qu’il y fut lu. derrière les pupitres.
Une Révolution dans l’Amour.
L’année 1834 marque une Révolution dans l’amour romantique. Un seul poète du groupe était jusqu’alors connu et considéré pour ses amours, jugées illustres : Ulric Guttinger, comme en témoigne une apostrophe célèbre de Musset
Ulric, nul œil des mers n’a mesuré l’abîme…

Mais brusquement les chefs romantiques se mettent à faire comme Ulric. C’est autour de 1834 que Victor Hugo devient l’amant de Juliette Drouet, Vigny de Marie Dorval, Musset de George Sand. Comme au temps des Méditations, ces amours ont de grandes conséquences littéraires, et aucun n’eut de conséquences plus célèbres que les amours de Lui et Elle.

Le voyage d’amour en Italie, l’infidélité de George, les réconciliations et les ruptures, sont à l’origine des quatre Nuits, soit trois dialogues du Poète et de la Muse dans les nuits de Mai, d’Avril et d’Octobre et, dans celle de Décembre, dialogue du poète avec son double. Musset est resté longtemps « le poète des Nuits ». Il ne semble pas qu’il y ait lieu de reviser ce jugement. Si on a gardé (mais tous ne l’ont pas gardé) un sens pour l’oratoire, pour le développement, pour le vers parlé, clair et pressé comme la prose, illuminé de poésie à son faîte, comme la houle sous le soleil, on mettra les Nuits très haut. Si on veut suivre le conseil de Verlaine