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clamateur des droits du Poète et le témoin de ses fatalités.

Vigny n’a guère cessé de se romancer lui-même, et l’auteur du Journal d’un Poète prendrait place dans la descendance, marquée plus haut, de la Nouvelle Héloïse et de René. Hugo s’est fort peu romancé lui-même : quelques pages à peine du Dernier Jour d’un Condamné et des Misérables sur ses jeunes amours, Walter Scott l’ayant inspiré jusqu’à Notre-Dame. Après 1843, quand il abandonne le théâtre, ou plutôt que le théâtre l’abandonne, Balzac, Sand, Soulié, succèdent à Scott, et Hugo décide d’écrire un roman balzacien sur son époque : ce sont les Misères, dont il avait conçu l’idée en 1830, qu’il rédige de 1845 à 1848 qui restent dans le tiroir jusqu’à 1862, date où il les reprend, les étoffe, y consolide l’élément balzacien, y ajoute habilement pour le gros public encore du sel, qui ne manquait d’ailleurs pas déjà dans les Misères. Cela devient les Misérables.

Le triomphe des Misérables fut immense, immédiat et il dure encore. C’est par les Misérables que le poète est resté en contact avec les foules, qui les retrouvent avec enthousiasme au cinéma. Ils le méritent. Hugo y a fondu à une forge de cyclope le roman de Paris, le roman d’aventures, le roman policier, le roman de la pitié humaine, le roman héroïque. Certes les Misérables n’eussent pas plus existé sans la production romanesque de la Monarchie de Juillet que Notre-Dame sans Walter Scott. C’est que Hugo est porté par le siècle. Mais ses créations ne ressemblent aux créations de personne, pas même à celles de la nature. Que ses personnages soient tout d’une pièce, que Javert soit le policier en soi, Thénardier le malhonnête homme en soi, Marius et Cosette la jeunesse en soi, nous n’en sommes pas choqués : leur vie hors le temps est une vie. Et c’est en partie grâce à ce procédé que Hugo a obtenu cette réussite unique dans le roman : créer un saint, Mgr Myriel. Il a incorporé dans le roman ce thème que Lamartine avait confié à l’épopée : l’ascension d’une âme, la libération de l’homme forçat par l’étincelle de la bonté, du sacrifice, et vraiment les Misérables tournent le dos aux héros de roman pour devenir presque un roman des héros. Autre paradoxe : les romans ce sont les femmes, le succès des romans est fait par les femmes. Or les Misérables sont un roman sans