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femmes : je veux dire sans amours autres qu’épisodiques et conventionnelles, comme celles de Marius et de Cosette. Le génie mâle de Hugo pense ici du roman ce que Corneille pensait du théâtre. Le roman héroïque est un roman viril. Et pourtant Hugo, grand amoureux, a écrit par milliers les plus belles lettres d’amour du monde.

L’amour a plus de place dans les Travailleurs de la Mer. Mais les Travailleurs, comme l’Homme qui Rit et Quatre-vingt-treize ce sont encore des romans de l’héroïsme : roman du sacrifice de Gilliatt, roman d’un Jean Valjean de conte fantastique, Gwynplaine, où Han d’Islande vient recouper les Misérables, roman du combat de grandeur entre le vieux chouan Lantenac et le jeune républicain Gauvain. Et toujours, dans les épisodes ou les descriptions célèbres, la couleur et l’eau-forte d’un style qui atteint la limite des forces de la langue, comme Valjean atteint celle des forces physiques quand il soulève la charrette, celle des forces morales quand après la tempête sous le crâne, il se dénonce.

Musset et Gautier.
Des grands poètes du romantisme, Musset est avec Lamartine celui qui tient le moins de place dans le roman, malgré la Confession d’un Enfant du Siècle, laquelle ne confesse rien de rare, et le fait en style déclamatoire. Des nouvelles, agréables sans plus, restent pareillement fort inférieures à son théâtre.

On n’en dira pas autant de Gautier, romancier curieux, varié, en qui s’est incarné le romantisme flamboyant et court de l’école de 1830. Dans un genre tout à fait apposé, son roman fait pendant à celui de Vigny ; Vigny est le romancier du destin et des droits du poète, Gautier, avec plus de bonhomie et de scepticisme, le romancier du destin et des droits de l’artiste. Le mot artiste a pris avec lui un sens qu’il n’a plus quitté. Les Jeunes-France (1833) sont la confession d’un enfant non du siècle, mais de l’année, l’année 1830, enfant qui a « cru à Pétrus » et qui s’en débarbouille dans une cure d’ironie. Avec Mademoiselle de Maupin (1835) Gautier écrit le roman de l’artiste qui sacrifie sans peine, avec truculence et défi, la morale à la beauté, et dans l’Eldorado, qui devient ensuite Fortunio, le roman d’un rêve de fortune, de volupté et de beauté — le dernier de ses livres, dit-il, où il ait pu