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vous aurez appris mon arrivée à Lyon, vous n’ayez fait reprendre à vos troupes le drapeau tricolore. Exécutez les ordres de Bertrand et venez me joindre à Chalon. Je vous recevrai comme le lendemain de la bataille de Moskowa. » Le premier mot de Ney est : « Jamais les Bourbons ne sauront parler comme ça. » Le lendemain des adieux de Fontainebleau, parlant à Briare de son discours à la vieille garde, lui-même dit : « Voilà comment il faut parler. » Qui a su, dans ce plein sens du mot, au XIXe siècle, parler aux Français ? Napoléon, Lamartine, Gambetta. Aucun des lieutenants de Napoléon ne le peut. En 1808, il écrit à Murat : « Votre ordre du jour aux soldats sur l’affaire de Barjos est misérable… le Français a trop d’esprit pour ne pas se moquer de pareilles proclamations, vous n’avez point appris cela à mon école. »

Le monument de beaucoup le plus considérable en quantité de l’œuvre napoléonienne, ce sont les trente mille lettres jusqu’ici publiées de la Correspondance. Toujours dictées debout elles nous rendent comme un phonographe le ton, le commandement, les colères, l’intelligence active de l’Empereur. Elles appartiennent plus à l’ordre des propos enregistrés qu’à la littérature écrite. En campagne, Napoléon continue à gouverner, reçoit tous les jours les courriers des ministres, répond à tout en dictant, souvent à plusieurs secrétaires à la fois, qui le suivent difficilement. C’est le graphique d’un gouvernement, le graphique surtout du cerveau qui gouverne. La réponse est toujours pertinente, claire, directe. L’homme est là, gourmande, invective ou loue, dit sur tout son mot, qui est souvent un trait de feu.

À ces dictées directes de la Correspondance, il faut joindre les conversations rapportées par les témoins, Roederer, Molé, Metternich, surtout les compagnons de Sainte-Hélène. La force dominatrice est telle qu’ils ne peuvent pas ne pas écrire du Napoléon, que la parole remémorée modèle toujours le style écrit du témoin, phénomène qu’on ne peut comparer qu’au dialogue socratique ou aux entretiens de Pascal. Cependant les propos sténographiés sont quelquefois décevants : c’est le cas des séances du Conseil d’État où s’élaborait le Code Civil et auxquelles assistait souvent Bonaparte. Les interventions ont pu paraître aux jurisconsultes, comme aujour-