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est unique. Très supérieure à celle de Frédéric II, elle ne pourrait se comparer qu’à ce qui nous reste des dictées de César. On remarquera que, pas plus que de Frédéric II, le français n’est la langue maternelle de Napoléon, mais la langue claire, précise, pragmatique du XVIIIe siècle, celle de Montesquieu et de Voltaire, n’a jamais mieux exprimé son universalité, sa mission de formuler la pensée comme une algèbre de l’action, qu’en fournissant à ce Corse le style de leur génie et le génie de leur style.

Dans l’immense trace littéraire qu’a laissé le passage de son action, on distinguera des zones.

On notera d’abord pour mémoire une littérature personnelle de jeunesse, plus ou moins inspirée de Rousseau, et qui ressemble à celle que pouvait griffonner en garnison tout jeune officier. Entre les fragments retrouvés, le dialogue du Souper de Beaucaire en est le morceau le plus connu. Nous n’avons d’ailleurs pas la moindre idée de ce qu’aurait pu être un Bonaparte homme de lettres.

La véritable entrée de Bonaparte dans le monde des paroles qui sont écrites et restent, c’est la proclamation de Nice à l’armée d’Italie : « Soldats, vous êtes nus » Elle inaugure ce qu’on pourrait appeler la rhétorique napoléonienne. Il n’y a d’ailleurs pas d’action oratoire sur les hommes sans rhétorique. Les proclamations, les exhortations, les appels, les discours de Napoléon peuvent, à distance, sonner le creux sous les poncifs. Ils ont réussi. Ils appartiennent à un ordre de mouvement militaire qui emporte la victoire sur les âmes et les foules. Ils franchissent les lieux communs comme des ponts. La force de cette littérature dynamique n’est pas encore épuisée. « La victoire marchera au pas de charge. L’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre Dame ». Cela doit se mesurer à son effet sur les « populations » et alors c’est grand comme cet espace de la carte de France que Michelet dans le Tableau voit se dérouler du haut du Jura.

Le 12 Mars 1815, Ney, envoyé contre lui et qui s’est vanté (Napoléon le sait) de le ramener dans une cage de fer, reçoit cette lettre : « Mon Cousin, mon major général vous expédie l’ordre de marche. Je ne doute pas qu’au moment où