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pour eux. 1850 fut un 1815 littéraire : Balzac meurt, Lamartine est annulé, et la nature avait préparé pour Victor Hugo une Sainte-Hélène confortable, en vue des côtes de France. Hugo allait remplir pendant vingt ans ce rôle d’émigré décoratif et de témoin, qu’avait tenu Chateaubriand sous la Monarchie de Juillet.

Comme Napoléon, cette génération était tombée par des fautes évidentes, énormes, des fautes de génie, et des ambitions surhumaines. Avec Balzac lui-même elle avait consommé ardemment la peau de chagrin. Il était naturel qu’elle fût, de la part de ses successeurs, l’objet d’un jugement. Jamais peut-être depuis 1815 on n’a vu une génération littéraire en réaction si claire et si consciente à l’égard de la génération précédente.

Réaction de l’intelligence contre le génie, soit ce qu’avaient été les dialogues Talleyrand-Napoléon, Sainte-Beuve-Hugo. Donc réaction critique. Obligée à un effort critique général contre ses prédécesseurs, il semble qu’elle ait placé tous les courants de la production littéraire sous le contrôle de la critique.

Génération de critique.
C’est par là que ses deux grands poètes, Leconte de Lisle et Baudelaire, se distinguent du romantisme, et des disciples du romantisme comme l’est leur prédécesseur Banville. Au contraire de celle de la Légende des Siècles, la poésie évocatrice, antique et « barbare » de Leconte de Lisle est passée par une vue critique (relativement critique, bien entendu, mais en est-il d’autres ?) de l’histoire. Et la poésie de Baudelaire se distingue de la poésie romantique en ce qu’elle n’est pas une effusion, mais une critique du cœur humain. Si elle se reconnaît un ancêtre dans la génération antérieure, c’est Joseph Delorme, Sainte-Beuve donc, et la critique. Aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, nous opposons Hugo et Baudelaire comme deux natures de la poésie, et il y a des baudelairiens qui méritent le suffixe des hugolâtres. C’est le génie et l’intelligence, c’est l’effusion et la critique qui s’affrontent.

Au théâtre, avec la naissance de la pièce à thèse, la critique des mœurs se substitue à la peinture des mœurs et à leur utilisation scénique. Le cas le plus typique est peut-être