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la première Éducation sentimentale. Écrits entre 1840 et 1845, ils font voir Flaubert en possession d’un style aisé, puissant, inspiré du style oratoire romantique ; — d’une singulière aptitude à dramatiser, à poétiser les événements les plus banals de sa vie, d’une vie, — et, dans la première Éducation, d’un art et d’un humour du récit qui annoncent le vrai romancier. Nul doute que si Flaubert avait publié cette Éducation, et s’il avait fréquenté la Brasserie, la tablée réaliste autour de Courbet ne l’eût adopté et soutenu. Mais ce grand bourgeois, ce vrai bourgeois, eut toujours horreur de la bohème, des coteries ; il ne connaissait à Paris que le Café Anglais, Brébant, Tortoni et similaires ; il fréquenta l’atelier de Pradier, non celui de Courbet.

La Tentation de Saint-Antoine.
Son ambition était d’écrire Faust, ou plutôt un Second Faust. Comme jadis la Pharsale de Brébeuf, les provinces admirèrent longtemps l’Ahasvérus de Quinet, qui est de 1833, et qui est une somme de l’histoire, des religions, des philosophies, développée panoramiquement, avec grandiloquence, mythes, personnages animateurs, le Juif-Errant de la légende paraissant désigné par la Providence même comme le compère de cette revue planétaire. En 1845 une Tentation de Saint-Antoine de Breughel, au musée de Gênes, suggère à Flaubert que le défilé des tentations du célèbre ermite, nourri par un défilé de lectures, devenu un défilé de visions mythologiques, historiques, philosophiques, pandémoniques, ferait encore meilleur visage. Il produisit avec facilité, en un an de travail, une œuvre énorme et d’une vigueur, d’une imagination, d’une luxuriance, d’un jet de style extraordinaires. Bouilhet, qui était devenu sa conscience artistique, eut sans doute raison de lui en déconseiller la publication, s’il le tourna, par la même occasion, vers le sujet de Madame Bovary. Mais l’immense Saint-Antoine reste la plus belle flambée de ce qu’on pourrait appeler le romantisme de province, et très supérieur en intérêt à l’extrait amendé qu’en publie beaucoup plus tard Flaubert.
La Province grotesque.
Du tremplin attardé et solitaire de la province, Bouilhet le tournait ainsi vers l’observation de la province, et de l’art de pro-