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vide ; le goût littéraire, difficile à acquérir quand il s’agit d’une littérature étrangère, manque, est remplacé trop souvent par des tirades et surtout des théories : « Mon idée générale, dit-il de ce livre, était celle-ci : écrire des généralités et les particulariser par des grands hommes, laisser le fretin. Le but était d’arriver à une définition générale de l’esprit anglais ».

Nous touchons ici les habitudes et les limites de Taine critique et historien de la littérature. Son directeur d’École Normale, Vacherot, le jugeait ainsi à vingt ans : « Comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité, sans s’en douter, car il est d’une parfaite sincérité ».

Les formules et les définitions sont à la critique de Taine ce que sont aux robes de son temps les crinolines.. Leur artifice s’est vite démodé. Ecrire sur Taine critique, ce fut longtemps oublier tout ce qu’il y a de neuf et de puissant dans ses meilleures pages, tout ce qui révèle un extraordinaire génie d’explication, et ne discuter que le cadre de cette explication, ses deux théories, les deux formules qui sont : le déterminisme de la race, du milieu et du moment — la définition d’un écrivain ou d’un artiste par sa faculté maîtresse. La première théorie est une transgression arbitraire et naïve de la philosophie didactique dans l’ordre du sentiment, du goût, de la pluralité et du complexe. Quant au procédé qui consiste à centrer un écrivain ou une œuvre sur une faculté maîtresse, il se réfère au même amour des « définitions », aidé d’ailleurs par le souvenir de Balzac, qui crée volontiers un personnage comme Grandet ou Hulot autour d’une faculté maîtresse ou d’une passion unique.

L’Artiste.
Mais depuis le Voyage aux Pyrénées un artiste s’était révélé dans Taine. Les sensations, cela n’avait fait jusqu’alors pour lui qu’un sujet, de thèse condillacienne. Après la trentaine elles entrent, avec leur éclat et leur fleur, un peu dans sa vie, et beaucoup dans son style, que les images nourrissent avec ampleur et bonheur. L’enfance forestière du jeune Ardennais est rendue au professeur parisien, et à la craie du tableau succède dans sa main une palette de coloriste. En 1862 il écrit : « Quand je me regarde entièrement, il me semble que mon état d’esprit a changé, que j’ai détruit en