Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/356

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
moi un talent, celui de l’orateur et du rhétoricien. Mes idées ne s’alignent plus par files comme autrefois, j’ai des éclairs, des sensations véhémentes, des élans, des mots, des images, bref mon état d’esprit est bien plutôt celui d’un artiste que celui d’un écrivain. » C’est exact. L’aventure de Taine artiste représente le contraire du poète mort jeune à qui l’homme survit. C’est l’histoire de l’artiste en puissance, recouvert momentanément par l’école, et qui reparaît après l’école, sous l’école.

Cet artiste, on ne le trouve d’ailleurs qu’assez peu (sauf les admirables pages sur Rubens et Rembrandt) dans la Philosophie de l’Art, qui est son seul livre de professeur, le texte de quelques leçons faites à l’École des Beaux-Arts où il enseigna l’esthétique et l’histoire de l’art pendant vingt ans. Taine s’y montre un vrai et même un grand professeur. Il fait faire à l’auditoire qui l’écoute le mouvement inverse du sien, inverse du mouvement du normalien. À des artistes qui savent ou qui apprennent à l’atelier ce que c’est que le monde de l’art, il révèle un autre monde, celui des idées générales. Il conduit avec ordre et discipline dans les cadres de ces idées générales les files des petits faits pittoresques. Parlant dans le grand hémicycle, sous la fresque de Paul Delaroche, il en transportait l’ordonnance dans son discours, il faisait de cette chaire un des lieux typiques de l’histoire française. Nulle part d’ailleurs plus que dans cette Philosophie de l’Art la théorie de la race, du milieu et du moment ne paraît inopérante et oratoire, simple exercice de l’esprit qui groupe des faits. Ceux qui l’écoutaient et le lisaient prenaient un bain tonique d’idées générales, mais il ne pouvait s’agir pour eux de vivre dans ces eaux froides.

Le hasard d’une amitié, celle de Planat, le fondateur de la Vie Parisienne servit beaucoup mieux l’artiste en lui inspirant ce tableau des mœurs du Second Empire qu’est Thomas Graindorge. Évidemment Graindorge, par ce qu’il a d’oratoire, a vieilli. Mais comme la société qu’il représente a subi le même vieillissement, comme en outre c’est le livre où Taine, si réservé et si craintif quand il s’agissait de se produire, a mis le plus de lui-même, Graindorge garde de l’attrait. Il devient le chef de file du Taine stendhalien, du