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Le livre le plus célèbre de Renan est devenu le plus démodé et le plus illisible. Il n’en est pas de même des volumes des Origines qui suivirent la Vie de Jésus, où Renan n’était plus en face d’un seul livre à paraphraser et romancer, mais en face du monde romain où se propage le christianisme, qu’il connaît par de longs voyages, et dont il donne, surtout dans Saint-Paul et dans Marc-Aurèle, un tableau animé et suggestif. Mais sa documentation a trop vieilli pour ne pas nous tromper aujourd’hui, sa psychologie des apôtres, et particulièrement de Saint-Paul nous paraît arbitraire et fragile. Celle, qui fut célèbre, du Néron de l’Antéchrist, est devenue pour le lecteur actuel une fantaisie aussi littéraire que le Christ renanien. Son Marc-Aurèle, qui est le Marc-Aurèle traditionnel, reste néanmoins solide et beau, et ce dernier volume des Origines paraîtra sans doute longtemps le sommet de l’œuvre historique de Renan.

L’Histoire du Peuple d’Israël est moins célèbre et moins lue, peut-être à tort. Renan fut pendant quarante ans au centre, fut presque le centre, des études sémitiques en France ; sa connaissance des textes littéraires et épigraphiques était incomparable, son flair très sûr dans la psychologie du Sémite. Il comprit et fit vivre les hommes et les choses de l’Ancien Testament, avec nouveauté et génie, tandis que le Nouveau Testament, l’Évangile, écrasent et dépassent cette intelligence littéraire sans mystique.

Grandeur et défaillance
de la Critique
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Il semble que chez Renan la critique philologique et l’intelligence, toutes deux fortes et saines, fassent leur partie séparément. La poursuite pénible, l’étude, la connaissance des textes sont chez lui irréprochables. Il réunit et possède tous les matériaux nécessaires pour une histoire critique. Mais cette histoire critique, l’histoire qui concerne la part accessible du réel, il la dépasse sans cesse par une histoire du possible, par un tableau du vraisemblable, par une reconstitution imaginaire. Il s’agit pour lui de dire, selon son aveu : « Voici une ou deux des manières dont on peut concevoir que la chose s’est passée ». Malheureusement les choses ne se sont jamais passées comme on peut concevoir qu’elles aient pu se passer, et entre la première et la deuxième de ces ma-