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la manière dont les choses avaient pu se passer humainement. Elle l’exposait dans un esprit et pour des esprits qui devaient la convertir en manière dont les choses se sont très probablement passées, dont « un professeur du Collège de France a dit » qu’elles s’étaient passées, soit en Évangile rationaliste de membre de l’Institut, qui se substitue, comme il se doit dans le siècle des lumières, aux Évangiles crédules, attribués à des personnalités mythiques. Le christianisme et son fondateur sont laïcisés avec honneur par un grand esprit orléaniste dans une opération analogue à celle de 1830, et la dernière page de la Vie de Jésus formule presque le programme d’une quasi-divinité comme il y avait eu la quasi-légitimité. Traduit tout de suite en de nombreuses langues, ce cinquième Évangile pénétra partout à la suite des quatre autres : aucun événement littéraire n’a pris plus soudainement figure d’événement planétaire.

Et cependant, quelle qu’ait été son audience populaire, quelque influence en profondeur qu’ait exercée l’in-18 à 1 fr. 25 tiré à des centaines de milliers d’exemplaires par Lévy, de tous les côtés le public éclairé accueillit avec une réticence étonnée le livre dont tout le monde parlait, et qui multipliait les drames intérieurs ou familliaux, comme au XVIe siècle les premières traductions de la Bible.

Sainte-Beuve, qui le 24 juin 1863, jour où il paraissait, lui consacrait une note enthousiaste, un peu publicitaire, dans le Constitutionnel, n’écrit sur lui un Lundi que deux mois et demi après, beaucoup plus réservé et d’une prévision singulièrement exacte. Trois amis, soit, comme dira Renan, trois lobes de son cerveau, viennent voir le critique et lui disent leur avis sous prétexte de lui demander le sien. Le premier est un catholique, qui n’est pas trop mécontent, car il constate que ce livre « va avoir pour premier résultat de fortifier et de redoubler la foi chez les croyants ». Le second est un sceptique, qui trouve que ce Jésus, qui n’est plus Dieu et qui est autre chose et plus qu’un homme, n’a rien de commun avec la réalité historique, morale, humaine ; le dernier, simplement, n’aime pas voir remuer ces questions, est sensible seulement à ce que « le temps a assemblé et amassé autour de ces établissements antiques et séculaires » et voit dans le livre un péché contre la durée.