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mans sont tous faits, eux aussi, avec des histoires vraies. Comme chez Murger et Champfleury le roman réaliste des Goncourt pourrait aussi bien s’appeler la réalité romancée. On sait d’ailleurs que réalité n’implique pas nécessairement vérité, — et réciproquement.

Charles Demailly, leur premier roman, qui paraît en 1860 sous le titre les Hommes de Lettres part du même dessein que la Vie de Bohème et Mlle Mariette. Il est le tableau de la vie littéraire que les auteurs ont connue depuis 1850, exposée moins sous forme de roman que sous forme de Scènes : écrivains, journaux, hommes et femmes, neurasthénie (celle de Jules de Goncourt) propre à l’homme de lettres, rien n’est inventé, et l’on a la clef de tous les noms. Sœur Philomène est une histoire de l’hôpital de Rouen racontée aux Goncourt par Louis Bouilhet. Renée Mauperin, qui devait s’appeler d’abord la Jeune Bourgeoisie est un tableau de la famille des auteurs : la biographie de M. Mauperin père est celle de leur père, Denoisel est Jules, et Renée une de leurs amies d’enfance. Germinie Lacerteux est l’histoire de leur vieille bonne, dont ils découvrirent après sa mort la vie en partie double et l’hystérie érotique ; ils ont copié exactement pour Mlle de Varandeuil une de leurs cousines. Manette Salomon s’appelait d’abord l’Atelier Langibout ; c’est le pendant au documentaire des Hommes de Lettres, le documentaire du monde des artistes. Le Journal nous en fournit les clefs, et les conversations, les propos esthétiques de Chassagnol, ont été presque sténographiés dans les ateliers. Enfin Madame Gervaisais est l’histoire exacte de la vie, de la conversion et de la mort d’une de leurs tantes.

Ces bibelotiers du document sont aussi des bibelotiers du style. Ils n’ont pas créé le roman écrit documentairement puisqu’il y a Champfleury, mais ils ont créé le roman écrit artistement, soit la célèbre écriture artiste. Ils ont dit avec quelque exagération les tortures endurées à l’établi du style, et l’on ne peut pas contester la somme incomparable de création que représente ce style cherché. Les Goncourt, par leurs romans et par les notations du Journal préparatoires aux romans, comptent fort dans l’histoire du style. Du bon style ? c’est une autre affaire.