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pitié et une tendresse qui peuvent sembler indiscrètes. Personne qui soit plus éloigné que lui de l’objectivité ironique de Flaubert et des naturalistes. Jack, qui n’est d’ailleurs pas son meilleur roman, a fait couler autant de larmes que David Copperfield. Une destinée souffrante et brisée injustement emplit Daudet de tristesse et d’indignation. Ces mêmes sentiments lui ont dicté l’admirable Évangéliste : une vie meurtrie par le fanatisme d’une prédicante, comme la vie de Jack par la légèreté cruelle d’une mère. Le troisième de ses livres est un chef-d’œuvre, supérieur encore à l’Évangélisle : Sapho, histoire d’une vie d’artiste gâchée par une liaison, épisode détaché et puissamment traité des Femmes d’Artistes. L’importance de Sapho vient de l’importance que ce problème, l’Art et les Femmes, ou l’Homme de Lettres et la Femme, avait prise dans sa vie et dans celle de sa famille, extraordinairement habitée par la littérature, — de l’importance que prend aussi dans cette famille littéraire le problème de la défense bourgeoise, de la défense du genre de vie bourgeois, contre les tentations de tout ce que couvre cette étiquette : la bohème (la dédicace : À mes fils quand ils auront vingt ans est une clef) — de la connaissance et du sentiment profond qu’avait Daudet, et par le dehors, et par le dedans, des milieux d’artistes et des conditions de la vie d’artiste. Ce sujet des milieux d’artistes et de la destruction d’un artiste par une femme, par une mauvaise liaison, avait été créé par les Goncourt dans Manette Salomon, dont Sapho n’est qu’une reprise, mais une reprise très supérieure à l’original. La plupart des romans de Daudet portent pour sous-titre Mœurs parisiennes, et à vrai dire ce n’est guère là qu’imitation publicitaire du sous-titre créé par Flaubert pour Madame Bovary, Mœurs de Province. Les Rois en Exil nous montrent assez que ce n’est pas à Daudet qu’il faut demander une représentation par le dedans du monde parisien. Mais il n’en reste pas moins un admirable peintre de cela même qu’on appelait autrefois, tout simplement, les mœurs, c’est-à-dire l’humanité moyenne, quotidienne, vraie, non la grande comédie humaine, mais la comédie de la petite humanité, le cours limpide de la vie, éclairé d’un rayon de ce que nous appellerions l’humour, en songeant à ce que Daudet doit à