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réactionnaire de sang bleu, c’est qu’ils lui ont fourni la carcasse idéologique du très beau roman des Pléiades. Sa longue expérience diplomatique de la Perse et de la Grèce s’est exprimée dans les Nouvelles asiatiques et Trois ans en Asie, la vision la plus vraie de l’Orient qu’il y ait peut-être dans notre littérature romanesque.
Villiers de l’Isle-Adam.
À ce chef de cabinet de Tocqueville, à ce ministre plénipotentiaire, à ce prophète posthume, on ne comparera pas le bohème malchanceux, mort de misère, que fut Villiers de l’Isle-Adam, qui d’ailleurs descend du Grand-Maître de Malte plus authentiquement que Gobineau ne descend d’Ottar Jarl. Et pourtant l’œuvre de ce Breton halluciné et chimérique nous demeure bien plus précieuse que celle du prophète Gobineau ou du connétable Barbey. C’est un des plus grands poètes en prose de notre littérature. Il a créé un type, ce Homais agrandi au clair de lune qu’est Tribulat Bonhomet. Ses Contes cruels restent un des sommets du conte français. L’Ève future est un des romans prophétiques de notre civilisation mécaniste et américaniste d’aujourd’hui, la prophétie de Daniel du cinéma. Le drame en quatre actes d’Axel, d’une étrange puissance visionnaire, peut passer pour le mythe le plus haut de l’idéalisme poétique.
Léon Bloy.
Léon Bloy a vécu dans la même misère que Villiers, pire parce qu’elle était aussi celle des siens. Il a tourné cette misère en haine contre les hommes. Peu d’êtres ont connu un pareil abîme de rage, et ont éprouvé davantage le besoin de croire à l’enfer. Mais au paradis aussi. Catholique authentique, et l’un des plus extraordinaires qu’il y ait eu en France, il a des intuitions sublimes qui atteignent la plus haute théologie. L’audace tranquille et visionnaire avec laquelle il entre dans les desseins de Dieu, paraît bien une démarche du génie. Son style, qui est d’un des plus grands prosateurs de son siècle, suffit à tout. Mais tout au moins du point de vue de la quantité, la carrière préférée de ce style est l’invective. Sa puissance d’outrage est une des forces de la nature ; non seulement les anticléricaux de la République, mais les catholiques tièdes ou académiciens, les bourgeois à l’aise qui ne donnent rien au pauvre écrivain, sont submergés lyri-