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que, à prénom, était tourné, comme le genre du roman lui-même, vers l’avenir. Les Martyrs sont tournés, comme l’épopée elle-même, vers le passé. Ils sont un retour au XVIIe siècle, mais à un XVIIe siècle européen, franco-anglais (et voilà le résultat de l’émigration) où Milton aurait raison contre Boileau. Il semble qu’il y ait eu au XVIIe siècle un classicisme pur, brisé et dispersé dans l’espace en trois morceaux ou en trois langues : avec Claude Lorrain à Rome, avec Milton en Angleterre, avec Racine en France. Tout se passe comme si l’ambition de l’auteur du Génie et des Martyrs consistait à refaire dans une prose composite cette unité perdue, à fondre l’épopée chrétienne de Milton dans la poésie de Racine, et à les envelopper dans la lumière d’or du paysage romain.

Malheureusement le temps avait marché, et l’on ne pouvait plus biffer l’acquis scientifique du XVIIIe siècle. « Refaites donc un firmament, dit Sainte-Beuve, avec tout un échafaudage de thrones et de dominations quand vous êtes le contemporain de Laplace ! » Chateaubriand a monté ses machines épiques au moment où les vraies machines allaient transformer le globe. Trente ans après lui Lamartine introduira un aréonef dans la Chute d’un Ange. Et voilà la coupure.

Il est vrai que Chateaubriand publiait sa tragédie de Moïse un an après Hernani ! Sa fidélité au XVIIe siècle, c’est une fidélité à la branche aînée de la littérature. Des Martyrs cependant, quand ils ont subi une opération de nettoyage, sortent avec leurs coloris frais, d’admirables morceaux. Certes c’est une Énéide dont le grand dessein ne nous touche plus, où le pieux Eudore va rejoindre dans notre indifférence le pieux Énée, et dont nous subissons le décor épique et le protocole du merveilleux avec une torpeur morne. Mais nous sentons en de nombreuses pages que Chateaubriand, est, comme Virgile, un génie vivant, supérieur à sa corvée, un composé délicat d’antiquaire, d’artiste et de créateur. Le début des Martyrs, Eudore chez Lasthénès, est frais et simple comme le début de Mireille ; Eudore au camp sur le Rhin, le célèbre lever du soleil sur Naples, la Bataille des Francs, l’épisode de Velléda, sont très loin d’avoir épuisé leur poésie, et en 1809 cette poésie était d’une nouveauté admirable. Même ce