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saire, il prend pied comme lui sur la science, et particulièrement sur la mathématique, tenant pour clef la « loi du nombre » ; il applique ses réflexions non comme Comte à l’objet de la science, mais à son sujet, c’est-à-dire à la représentation et à ses lois, soit au problème de Kant. Mais il modifiait les positions kantiennes sur certains points, rejet du noumène, solution des antinomies par la loi du nombre, assouplissement des catégories qui cessent d’imiter les espèces métaphysiques pour devenir simplement des lois générales, ou même des faits généraux de la représentation. Le titre d’Essais de Critique générale convient admirablement à ces quatre livres fondamentaux sur la logique, la psychologie, la philosophie de la nature et de la religion, l’histoire. Ce sont des essais, à la manière de Hume : il y a chez Renouvier un dessein de retour à Hume, reflux du dépasser Hume qui est au principe de la Critique de la Raison pure. Il applique une méthode critique, qui examine tout dans un esprit logique. Et cette critique porte sur le général et l’universel, comme celle de Kant. Nul n’a mis plus haut que Renouvier la critique, ne l’a employée plus puissamment à de plus importants usages, n’en a mieux expliqué les droits, les devoirs et les limites. Malheureusement son style abstrait, hérissé, en tessons de bouteille, bien plus dur encore que celui de Comte, a muré son influence dans une propriété dont les philosophes professionnels eurent seuls les clefs. Si l’on veut se rendre compte de la nature anti-littéraire de ce polytechnicien, il faudra observer qu’il a trouvé le sujet du plus beau roman historique qu’on ait jamais imaginé, et, qu’ayant écrit ce roman dans Uchronie, il a trouvé le moyen de le faire illisible.

Rentré après 1871 dans la spéculation politique, Renouvier reprit sa tâche d’institution du spirituel républicain, tout en continuant de développer la philosophie criticiste dans de nombreux ouvrages, dont le plus remarquable est l’Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques. Sa retraite absolue dans sa maison de Perpignan, l’austère obscurité de son style, lui permirent d’exercer sans bruit, en profondeur, sur le monde des professeurs de philosophie, une influence qui fut immense, qui se retrouve dans les thèses de Sorbonne, dans la place grandissante occupée jus-