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Bourget.
La gloire brusque du jeune Loti est exactement contemporaine de celle de Bourget (né deux ans après, en 1852) car c’est aussi de 1885 à 1888 que l’auteur des Essais de Psychologie contemporaine publie Cruelle Énigme, Crime d’Amour et Mensonges, dont tout le monde parla et dont le public mondain et lettré raffola. Ils n’ont plus guère de lecteurs après un demi-siècle, mais jamais l’historien de la littérature ne pourra leur reprocher de n’avoir pas apporté quelque chose de nouveau, de n’avoir pas marqué une date dans ce que Brunetière appelait l’évolution de leur genre. Tout au plus ont-ils le défaut de donner trop consciemment et volontairement à leur temps l’anti-Zola que demandait le public distingué.

Zola, qui était la matière faite homme, avait créé dans les Rougon-Macquart le roman physiologique. Bourget lui répond par le roman psychologique, c’est-à-dire le roman qui analyse des états d’âme, des crises de conscience, des délibérations intérieures exigées par des événements dramatiques. Bourget incorpore autant de drame, de technique théâtrale dans ses romans que Zola incorporait aux siens de poésie épique. Mais chez tous deux la machinerie est pesante et tendue. Il y a dans Bourget un matérialisme de la technique plus apparent encore que dans Zola.

Zola est un tempérament sans culture. Il serait excessif de dire que Bourget est une culture sans tempérament, mais enfin c’est un romancier intelligent, qui s’était montré fort habile, dans les Essais de Psychologie, au maniement des idées complexes et littéraires. Tous deux disciples de Taine, Zola en a pris ce qu’en prend le vulgaire, Bourget ce qu’en ont pris les lettrés, aucun ce qu’ont pu en prendre les philosophes.

Le public de Zola est un public petit-bourgeois, classes moyennes, « nouvelles couches » comme on disait, démocratique, comme on dit. Il y a des gens très riches dans ses romans, dans la Curée et dans l’Argent, tous de mauvais et nouveaux riches, dont l’opulence a des sources infâmes. Il n’y a pas de gens nés, pas d’héritiers, ou ils sont des comparses, ont des taches, comme Renée Saccard. Pas de femmes du monde non plus, et très peu parmi ses lectrices. Bourget