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confirmera en traits plus appuyés par le Disciple, en signes intelligibles par l’Essai bergsonien. Une fois au moins, Loti a montré aussi qu’il était un compatriote de Fromentin.

Mon Frère Yves, autre portrait de marin, fait un pendant plus détendu, plus négligé, à Pêcheur d’Islande. Il eut un succès égal, mais il a moins tenu. Madame Chrysanthème et la Troisième Jeunesse de Madame Prune ne manquent pas d’agrément, et d’ailleurs presque toutes les pages de description tirées du journal de Loti au Japon sont d’une finesse inégalable de vision et de transposition aisée. Mais il ne faut pas y chercher la moindre humanité japonaise : ce n’est pas le Japon de Loti qui est, comme il l’a vu, petit et caricatural, c’est le Loti du Japon.

À partir de Matelot, troisième portrait de marin, qui ne renouvelle rien, les romans ou les demi-romans plus ou moins tirés du journal de Loti deviennent fastidieux. Ramuntcho est un pensum basque, les Désenchantées auxquelles les lectrices procurèrent le plus fort tirage qu’ait connu Loti, proviennent d’une mystification de deux Françaises qui se déguisèrent en Turques pour le faire marcher, à la manière dont lui-même se déguisait en Arabe pour les photographes. Il faut faire cependant une exception pour un livre turc où Loti a retrouvé toute l’émotion et la poésie de Pêcheur d’Islande : Fantôme d’Orient, récit d’un voyage à Constantinople pour chercher les traces d’Aziyadé ; Gérard de Nerval l’eût admiré, et c’est l’œuvre la plus nervalienne qui ait été écrite depuis le drame de la rue de la Vieille-Lanterne.

Mais pas plus qu’il n’a subi d’influences, Loti n’en a exercé, si ce n’est en excitant des vocations littéraires chez les marins. Il reste seul, très simple, accordé par ses chefs-d’œuvre à des forces élémentaires, constantes et classiques de la littérature française. Il ne touche pas à son temps si ce n’est pour montrer qu’il n’y entend rien, et son temps le touche peu. Cependant c’est bien le poids oppressant du naturalisme, c’est le courant d’air idéaliste et symboliste, qui l’aidèrent d’emblée et très fort à conquérir une immense faveur. S’est-elle maintenue ? Il est exact que beaucoup de lecteurs, aujourd’hui en ont vite fait le tour, et que les raffinés affectent de ne retenir dans son œuvre qu’Au Maroc et surtout Vers Ispahan.