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hiers d’André Walter. L’Immoraliste et la Porte étroite, que Gide a appelés récits, sont des demi-romans où une expérience personnelle est arrangée, ni plus ni moins que dans l’Écornifleur, mais ici l’aventure est toute de tragique intérieur. L’Immoraliste écrase sous un titre nietzschéen l’analyse d’un cas personnel qui mériterait mieux un nom flottant entre égoïsme et égotisme, l’exigence du bonheur sensuel en conflit chez l’homme avec le bienfait du foyer et le sacrifice d’une femme, cette exigence du bonheur qui triomphe sur la ruine de la tendresse, et l’opposition creusée, portée au double de sa profondeur, par le non-conformisme de l’exigence, sensuelle, la tradition et la forme protestantes du foyer. L’Immoraliste est la porte large, la porte ouverte sur le monde des Nourritures terrestres, El Kantara. Les Nourritures deviennent aussi une sorte de carnet ou de journal de l’Immoraliste, comme Gide écrira plus tard le Journal des Faux-Monnayeurs. Nous voilà au nœud même du roman journal. L’Immoraliste était le roman délégué à la porte large des Nourritures ; la Porte étroite peut passer pour sa contre-partie, son complément ou sa suite idéale. Tout cela a formé un jardin secret, attentivement cultivé, dont nous avons aujourd’hui la clef et qui est devenu un des plus fréquentés, des plus « publics » de la littérature. Mais cette publicité a été tardive. L’œuvre de Gide n’a été connue, jusqu’à la guerre, que des cercles lettrés ; la brusque gloire que rencontrèrent vers 1893 les trois idéologies du Culte de Moi, avec leur utilisation du catholicisme, contraste singulièrement avec l’obscurité tenace qui s’est attachée jusqu’après la quarantaine, à l’œuvre d’André Gide, qui nous est d’ailleurs revenu un peu par la Suisse protestante.

Chez Gide comme chez Barrès on trouve un élément littéraire capital qui n’existe pas du tout chez Jules Renard. Ils sont en un sens bien plus littérateurs, bien plus proches d’Anatole France que Jules Renard. En effet, ce qui bourgeonne sur leur exigence de journal intime ou de Cahiers, ce ne sont pas seulement des romans aux trois-quarts autobiographiques, ce sont des mythes.

Les Trois Idéologies de Barrès ont séduit par leurs mythes. Et la Lorraine elle-même est créée par lui comme un mythe.