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Gide a écrit des mythes purs, plus subtils et plus sèchement allégoriques dans le Voyage d’Urien et dans le Prométhée mal enchaîné. En 1913, il conçoit ses Caves du Vatican comme un mythe, un mythe caricatural, un énorme Daumier à la manière de Bouvard et Pécuchet, où apparaît à nu la dure clairvoyance à la Renard qu’il avait révélée dans le livret de Paludes. Le thème profond des Caves semble celui d’un homme mûr qui court après sa jeunesse, comme on dit — et pas seulement après la mienne, a-t-il ajouté — et qui y court en deux temps, d’abord en déclassant et en caricaturant dans les trois-quarts de sa « sotie » tout ce qu’il voit dans le monde d’automatisme et de vieillissement (sauf lui-même, et c’est une faiblesse : Flaubert se voulait concerné par Bouvard et Pécuchet) ; ensuite en convoquant sur le curieux et suggestif portrait de Lafcadio son idée et ses idées et sa mémoire de la jeunesse, ce qu’il réussit au point que Lafcadio devint l’un des héros où se reconnut et où s’aima plus ou moins la jeunesse d’après-guerre. La réussite des Caves dans la génération qui eut vingt ans en 1914, l’adoption de Lafcadio par la jeunesse d’après-guerre, fut un des succès décisifs de Gide. En même temps, toute son œuvre antérieure arrivait à une brusque lumière et une influence immense se déclenchait.

Gide consacra plusieurs années aux Faux-Monnayeurs, le seul de ses récits qu’il ait consenti à intituler roman. Ce livre singulier et plein étonna, d’un étonnement mêlé de réserves, Gide s’était pris à ce moment d’une passion singulière pour les faits-divers, intérêt qui s’était déjà manifesté dans ses Souvenirs de la Cour d’Assises ; il construisit son roman autour de deux faits-divers, qui avaient occupé la chronique vers 1910, une bande de jeunes dévoyés du Quartier Latin qui avait émis de fausses pièces, et un suicide d’élève au Lycée de Clermont, connu d’après des articles de journaux, et même une interpellation de Barrès à la Chambre, qui le racontaient assez inexactement. Et ce ne fut pas une construction réussie. Mais à cette construction centrale s’accolèrent des récits, des figures, des portraits, des événements tirés plus librement d’une réalité et d’une autobiographie transposées, des dialogues, des morceaux de journal, ce qui