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monnaie de Sainte-Beuve qui est fort honorable, un groupe solide de critiques éminents, à la mort desquels se sont posés des questions de succession aussi difficiles qu’à la mort de Sainte-Beuve.

Brunetière.
Deux Vingt ans en 1870, deux témoins de cette demi-génération intermédiaire, qui seront de jeunes aînés en 1885, ont tenu une place de premier rang dans une renaissance de la critique sérieuse : Brunetière et Bourget.

En maintenant la distance convenable, Brunetière pourrait avoir été le vrai successeur de Sainte-Beuve, avec la souple et vivante carrière de qui sa ligne droite nous offre d’ailleurs un contraste parfait. Au contraire de la plupart des autres critiques, il n’a jamais voulu être que critique — joignant d’ailleurs à la critique des livres, celles des idées, des mœurs et des lois. Il s’est fait de la critique une idée paradoxalement haute : impérialiste. Sainte-Beuve avait donné aux trois professeurs de 1830 le nom de régents. Brunetière est entré d’une manière fanatique dans cette vocation de régent. Il y a porté une volonté et un courage inflexibles. Il n’a jamais eu qu’une tribune, la Revue des Deux Mondes où il avait su entrer par la très petite porte, et laissait croire à Buloz qu’il serait un autre Planche : il savait combien il importe à l’autorité d’une critique d’être domiciliée en son hôtel. Comme les Régents, il a été un très grand professeur, ayant réussi à l’École Normale bien mieux que Sainte-Beuve. Comme les Régents il a gouverné plus ou moins l’Académie Française. Comme les Régents il a aspiré à un rôle de politique, même de doctrinaire, qui s’est terminé sur un échec, sur l’éternelle mésentente en France de la « Doctrine » et du pays. Et plus que les Régents, autant que Taine, il a apporté des idées et des forces nouvelles en critique.

D’abord il est le seul critique, après Sainte-Beuve, dont on ait l’impression qu’il connaisse la littérature française par le dedans, ainsi qu’un pays, et comme un bourgeois sa ville, ou, mieux, comme un instituteur secrétaire de mairie sa commune. Il y a ses amis et ses ennemis. Il dit : « Ce coquin de Fénelon ! » et il cherche dans le dossier de Baudelaire si rien ne permettrait de le déclarer interdit de séjour. Mais plus encore que des ennemis il a des idées, et plus encore