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rive gauche, les forces vives de la littérature normale. On reconnut vite que c’était une erreur. L’arrivée en météore de Proust, il faut la tenir pour toute différente, et contraire, de l’arrivée des cinq poètes maudits. Ce que les Cinq apportaient n’était peut-être pas absolument nouveau, parce qu’il n’y a rien d’absolument nouveau en littérature, mais enfin ils le tiraient de ce qui n’avait pas encore paru à la lumière, de ce qui appartenait jusqu’alors, dans la littérature, aux parties honteuses ou cachées. Mais le Temps perdu de Proust est un Temps retrouvé. Ces fouilles dans la mémoire de l’auteur s’accordent à des fouilles dans la Mémoire épaisse de la littérature, dans une tradition qui remonte à Montaigne, qui passe par Saint-Simon, qui n’est pas étrangère au Sainte-Beuve de Volupté, et à laquelle, chez les philosophes, Maine de Biran et Amiel d’une part, Bergson de l’autre, ont donné une bonne conscience. Elle consiste chez tous ces auteurs dans la familiarité avec sa propre durée, le don de vivre la durée d’autrui, et dans un style qui est l’homme, un style de durée qui est l’homme de la durée, compréhensif, térébrant, tortueux (exception faite, ici, bien entendu, pour Bergson, normalien chez qui le style n’est qu’un instrument intellectuel d’exposition et de précision, non la matière d’une création). De sorte que dès qu’avec Proust un certain sentiment de familiarité s’est établi, on a reconnu qu’on l’attendait, que le roman français faisait là une de ses remontes naturelles et nécessaires, et que, comme les plus grands, comme Balzac, Flaubert, Maupassant ou Renard, Proust ne le laisserait pas tel qu’il l’avait trouvé.

Comme Balzac… La durée balzacienne est une durée historique, la durée française d’un demi-siècle exprimée et reflétée dans la Comédie Humaine. Ce que Balzac a fait pour la durée historique, Proust l’a fait pour la durée psychologique. Mais il est romancier parce qu’il peut sortir de sa durée psychologique, parce qu’il possède le don de coïncider avec la durée d’autrui, d’y voir et d’y exprimer autant et plus de complexes, de ruptures, de variété que dans sa propre durée. Il a été ici très loin. Il y a un monde proustien, original et peuplé, comme il y a un monde balzacien, et beaucoup plus qu’il n’y a un monde flaubertien. Il y a une Comédie Proustienne des années 1890 à 1910. Peut-être Proust a-t-il contribué depuis