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Elle répond à un état stabilisé du roman. Ce n’est pas par un progrès de sa technique que le roman a progressé après 1914, mais par un progrès ou un changement de signification, de suggestion, de poésie. Il n’a pas évolué par ses dehors, mais par ses dessous. Ici encore le roman nous apparaît comme le contraire de la tragédie ancienne, enfermée et arrêtée dans un cadre qu’elle ne peut briser sans cesser d’être. Il est le plus plastique des genres, le plus mobile, le plus industrieux, le plus inventif.
Roman et durée :
Marcel Proust
.
Au contraire, toujours, de la tragédie classique et de ses vingt-quatre heures, le roman a le temps. Sa durée est à peu près consubstantielle à celle d’une vie humaine, et Boileau lui-même n’oserait lui reprocher de prendre ses personnages enfants au début, pour les quitter barbons, ou au cercueil. Il se passe, ou peut se passer, dans une durée réelle, vivante, dans la mesure même de la durée d’une vie d’homme. La durée extraordinairement variée, vivace et vigoureuse par laquelle la plante française a passé de 1789 à 1840 se retrouve dans ces romans balzaciens qui ont l’épaisseur, la variété et la signification d’une coupe géologique profonde. Relisez la page de Taine sur la durée anglaise — la matinée d’Oxford — et voyez-y le thème du roman de Thackeray, de Dickens et d’Eliot. Or la génération précédente avait légué à celle de 1914 une philosophie de la durée, la philosophie bergsonienne, dont l’action en profondeur fut considérable, moins encore par elle-même que parce qu’elle se combina avec d’autres actions, d’autres mouvements, avec un sens pour l’intérieur obscur et dangereux de l’homme, une mobilité, une inquiétude, une révolution, — des révolutions, des écroulements de tout genre. Précipitée dans une durée nouvelle, il était naturel que la génération de 1914 fut précipitée dans un roman nouveau.

Le premier ébranlement, et celui qui jusqu’à présent a eu le plus de conséquences, fut communiqué par le roman de Proust. La Recherche du Temps perdu parut d’abord dans la littérature une œuvre inattendue et inclassable, une rupture, une aventure. Ajoutons que cette héroïsation paradoxale du snobisme, cet auteur qui se fait holocauste pour le snobisme, mobilisa immédiatement contre lui le parti du sérieux, la