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L’Aventure intérieure.
Nous marquons ici moins les écrivains que les influences. L’influence de Giraudoux a accompagné celle de Morand, par un de ces contrepoids, de ce double tableau, de ce Rouge et Noir, qui sont une des caractéristiques du climat littéraire français : elles se croisent. Le sens planétaire de Morand, sa liaison et son survol des pays dans l’espace, ce globe terrestre lumineux, qu’il agite comme un cocktail, cela reste assez étranger à Giraudoux qui, ainsi que le prouvent Amica America et Siegfried et le Limousin, peut bien porter partout la valise à la main, mais a toujours la terre des plaines centrales de la France à la semelle. À cette liaison planétaire que Morand établit dans l’espace, Giraudoux oppose, ou plutôt associe une liaison française dans la durée. Cela n’a évidemment rien d’extraordinaire, en principe, et voilà bientôt un siècle que la question des renaissances classiques, de l’harmonieuse liaison française, est posée et que ses recommencements, ses redécouvertes, nous encombrent. Mais précisément avec Giraudoux il s’agit d’une liaison française non classique, que nous n’avons guère de mot pour désigner, pas même celui que nous employons ici, moins encore celui de modernisme au sens des Goncourt, mais dont on aura une idée en songeant que les classificateurs voient en Giraudoux un restaurateur de cette préciosité que Brunetière dépistait et déterrait, comme un jardinier le chiendent, dans les plates-bandes de la littérature française. D’autres, plus fins, ont évoqué au sujet de Giraudoux le moyen-âge, un au-delà de la Renaissance. De fait le héros ordinaire, le héros favorisé, le Seul Qui ingénu et miraculeux de ses romans nous paraît bien une manière de Lancelot du Lac. On dit Simon le Pathétique comme Perceval le Gallois, et il faut comparer Bella aux choses et aux êtres précis qui sont à son origine pour voir à quel point Giraudoux est possédé par le génie du romanesque foisonnant, de la déformation invincible, et de l’irréalisme magique.

L’aventure extérieure va se confondre chez Morand avec la matérialité du voyage, l’aventure intérieure va se confondre chez Giraudoux dans le jeu de l’imagination. Le roman se trouve à un carrefour de ces itinéraires de fuite dans les-