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Il n’est pas difficile de reconnaître dans cet ouvrage si riche d’idées les couches successives de ces idées, depuis celles qu’elle recueillait des philosophes, à dix ans, sur son tabouret, celles aussi de son père, celles surtout de ses amis du Directoire et du Consulat, et la liaison en somme du Salon de Mme  Necker et du salon de sa fille rue du Bac, le tout vivifié par une intelligence ardente et illuminatrice.

La Politique.
Le grand intérêt, encore actuel, de la Littérature consiste moins dans l’abondance des vues, anciennes ou neuves, que dans ce caractère de manifeste, qui est lié à l’élan prédicateur (bien genevois) de Mme  de Staël et dans la liaison de ses idées avec la politique républicaine.

À partir de l’an VIII, c’est-à-dire de l’année même où le livre paraît, la France est entraînée dans l’orbite du génie de Bonaparte, et la République est finie. La croyance longtemps régnante d’après laquelle un coup d’État bienfaisant mit fin en brumaire à un gouvernement qui n’était absolument que corruption et ruine, les idées de Sorel selon lesquelles Napoléon est contraint à sa politique de conquêtes impériales et impérialistes par la nécessité des conquêtes républicaines à garder, ne nous paraissent pas aujourd’hui des conclusions inévitables. Une paix durable avec les puissances continentales, nanties de compensations, sur les principes de Bâle, était non seulement possible, mais prévue en Europe. L’inévitable intervention de l’armée, qu’elle vînt de Bernadotte, de Moreau ou de Bonaparte, n’était préparée et attendue que comme une intervention républicaine. On ne pensait à personne plus qu’à Washington. On écartait, dans la même mesure que le retour des Bourbons, le rétablissement de l’Église catholique et le retour massif des émigrés, c’est-à-dire les deux imprévus, dus à la personnalité de Bonaparte, qui ont si fortement agi sur la littérature, et qui ont amorcé le romantisme. Une société parisienne s’était reformée, dans les salons de laquelle était précisément discuté, même préparé, le nouvel ordre républicain. Ou plutôt deux sociétés : celle d’Auteuil où les idéologues, les membres de l’Institut, les héritiers directs du XVIIIe siècle et de la Convention, se réunissaient autour de la belle veuve de Condorcet, et celle du quartier Saint-Germain, dont le salon principal était, rue du Bac, celui de