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Mme  de Staël. Dès 1794, avait commencé sa liaison avec Benjamin Constant. Dès 1796 sa littérature de manifeste politique, avec le livre De l’Influence des Passions sur le bonheur des Individus et des Nations. Son prestige et son entourage servaient de laboratoire à l’esprit d’un régime en formation, qui eût été libéral, égalitaire, déiste, pacifique, déjà « international », intellectuel, influencé et même représenté par les écrivains, une philosophie du XVIIIe siècle retour de Genève, tout un règne des lumières, dont elle eût naturellement été l’Egérie. Le groupe d’Auteuil, lui, considérait avec méfiance le déisme et les influences étrangères. Mais enfin ce dualisme de Paris et de Genève était un héritage du XVIIIe siècle, de l’opposition entre Voltaire et Rousseau. Telle qu’elle était, la société lettrée de la fin du Directoire et du début du Consulat reconstituait avec des habitudes républicaines et sur ce double registre un régime de l’esprit. Il y avait là une tentative d’alliance ou de fusion entre la République Française et la République des Lettres, sous l’égide des salons qui reparaissaient et de l’Institut qui remplaçait les Académies. Quand paraît, en l’an VIII, la Littérature, cette espérance d’une évolution régulière de la République dans la fraîche tradition républicaine vient de s’évanouir. Trois mois avant, Bonaparte avait fait éclater ses colères sur le salon de la rue du Bac, à l’occasion d’un discours de Benjamin Constant, inspiré, croyait-il, non sans raison, par Mme  de Staël. Et le manifeste de la baronne tombait dans un monde, dans une politique, dans une société à qui il allait être interdit, pour quinze ans, de l’écouter.

L’air de la rue du Bac devenait dès lors irrespirable pour cette ardente et puissante poitrine. Déjà une partie de la Littérature avait été écrite à Coppet. À partir de 1803, il est défendu à l’auteur de s’approcher de Paris à moins de quarante lieues. Pendant dix ans, ayant Coppet pour port d’attache, instituant à Coppet le salon de l’Europe et regrettant toujours devant le lac désert le ruisseau de la rue du Bac, elle mène une vie de voyages, véhémente, inquiète, déçue. D’où, en 1810, le second et le plus retentissant de ses manifestes, De l’Allemagne, éclate ou plutôt éclaterait, si l’édition n’était pas détruite par Napoléon, et si Mme  de Staël, pour