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à Michaux. Et cependant ce domaine poétique existe, comme le Parnasse ou le symbolisme. Il équilibre le domaine actuel du vers régulier. Si le plan de ce livre le comportait, il serait facile de marquer la douzaine de volumes, ou généralement de plaquettes, qui témoigneront de lui dans l’histoire littéraire. Mieux, on en peut abstraire dès maintenant la ligne qu’il fait sur l’horizon.

Elle n’a à peu près plus rien de commun avec la ligne symboliste, malgré une analogie toute extérieure de l’instrument poétique. Elle est plus vidée encore de substance oratoire et logique. Le poète prend sur les mots, pour son mouvement, un appui très léger, qu’exprimerait le mieux, en lui donnant tout son sens étymologique, le terme d’allusion, Une vieille théorie d’esthétique, qu’exposa Schiller, fait de l’art la forme supérieure du jeu. Et cela ne veut pas du tout dire que l’art, ni les jeux des enfants, ne soient sérieux. Or la poésie très moderne, celle de ce vers amenuisé ou défait, a précisément reculé une des limites ordinaires de la poésie vers le jeu. Elle a apporté non seulement à la parole, mais à l’émotion, plus de gratuité, comme disait Gide au temps des Caves, plus de désintéressement, au sens où la Jeune Parque « se désintéresse ». Pour la Musique, disait Fargue. Mais c’est une musique proprement poétique, qui a rompu avec cette musique musicale, dont le lyrisme est gorgé depuis le romantisme, et que le symbolisme, Mallarmé et Valéry ont poussée à un paroxysme qui ne peut plus être dépassé. Une musique poétique où le décalage entre l’impression et l’expression est réduit à un minimum. Tout cela est viable.

Mais il ne suffit pas d’être viable. Il faut faire quelque chose de cette viabilité. Et la nouvelle poésie, la poésie propre de la génération active de 1914, indépendante de la génération territoriale, a peu fait.

Depuis celle de 1789, qui avait André Chénier, toutes les générations littéraires françaises ont eu leur ou leurs grands poètes. La génération de 1914 est la première qui n’ait pas les siens. Et pourtant, au contraire des générations qui se sont trouvées dans ce cas au XVIIIe siècle, elle n’a pas du tout manqué d’invention poétique : au contraire ! Peut-être l’exploitation du monde poétique comporte-t-elle des limites.