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Peut-être arrive-t-il un moment, où, comme dans les colonies, toutes les bonnes terres sont occupées, où le dernier venu n’a plus à sa disposition, en effet, que ces déserts dont nous parlions, désert de pierre ou désert de sel, — où le Tout est dit de la Bruyère ressemble au Complet opposé par les vieilles puissances coloniales aux nouvelles. Provisoirement, bien entendu, car il y a la guerre, il y a l’aventure…

Poésie et Prose.
Et même, dès maintenant, avec des réserves, il ne faut pas être dupe de la typographie. Le Banville de la génération symboliste, Paul Fort, a presque marqué un tournant quand il a donné à son torrent de vers la forme typographique de la prose. La prose d’aujourd’hui, c’est parfois un bal masqué — mal masqué — où la poésie, où toutes les poésies, se sont donné rendez-vous. Déjà parmi les Cinq, ce n’est nullement par ses vers, c’est par les Illuminations que Rimbaud est devenu un maître de 1920, et Maldoror est en prose, même en prose oratoire. Les livrets en prose de Fargue ont fonctionné dans la vie littéraire de 1930 exactement comme des poésies. La vocation de Cocteau poète s’est pareillement fixée à la fin dans la prose. C’est en prose que coule le surréalisme poétique. Entre la prose et la poésie, se fait une osmose toujours croissante. La poésie a débordé surtout sur le roman. On a souvent remarqué à quel point l’état de Giraudoux est un état poétique. C’étaient bien des écluses de poésie, qui, dès le temps de la guerre, avaient été ouvertes par le Grand Meaulnes. Il serait curieux et fructueux d’établir une carte poétique de l’époque contemporaine, qui mentionnerait les lieux de poésie, les courants de poésie, — et aussi les courants et les lieux d’antipoésie (ils existent) ; sur cette carte les indications de poésie n’impliqueraient pas du tout, comporteraient moins que jamais, des écritures en vers.