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d’un marché d’échanges européen de l’intelligence est à ce prix. Cette troisième partie a bien rempli une telle fonction de marché (grâce surtout à Schlegel). Sans se tromper ou être trompée beaucoup sur leur métaphysique, Mme  de Staël a, en vraie Genevoise, compris et fait comprendre les philosophes allemands, du point de vue de leur contribution à la doctrine morale et à la vie religieuse ou aux substituts de la vie religieuse. Cette troisième partie va d’elle-même à la quatrième : La Religion et l’Enthousiasme, dont le dernier chapitre est sans doute le morceau le plus staëlien et peut-être le sommet de tout l’œuvre de Mme  de Staël.

De l’Allemagne, une fois utilisée, a été de moins en moins lue. C’est le pont de bateaux sur le Rhin, qui se défait quand l’armée est passée. Jusqu’en 1806, Napoléon l’eût sans doute laissé publier. En 1810 il ne le pouvait plus. Moins parce que l’empereur n’y est pas nommé, et que les allusions désagréables ne manquent pas, que parce que l’Allemagne instituait l’Europe à l’état de binôme, déléguant l’Allemagne à la place de tête de l’un des deux termes du binôme, du dualisme classique et romantique, social et individuel. Le livre paraissait au moment de la plus grande transgression impérialiste. « Nous n’en sommes pas réduits, écrivit le ministre de la police, à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est pas français ». C’est d’ailleurs pourquoi l’Empire n’avait pas de littérature, et pourquoi Napoléon ne voulait pas que la littérature eût un empire.

La Romanciere.
Son empire, très réel alors, sur les esprits, Mme  de Staël l’exerçait d’ailleurs par ses romans plus que par ses livres d’idées. Delphine et Corinne eurent un succès, une popularité immenses. Il faut un effort sérieux, surtout une nécessité professionnelle, pour les lire aujourd’hui jusqu’au bout.

Delphine, qui paraît en 1802, appartient à la longue suite des grands romans par lettres, dérivés de Clarisse Harlowe, avec cette circonstance atténuante qu’elle est le dernier. Comme tous les livres de Mme  de Staël, celui-ci est animé par un problème central qui fait corps avec la vie de l’auteur, avec ses tragédies intérieures ; les épreuves et les luttes que l’opi-