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nion impose à une femme qui aime hors la règle. C’est le thème que trente ans après George Sand tirera du même fonds, des mêmes intérêts de sexe. À ce titre Delphine inaugure toute une branche de la littérature féminine. L’origine de l’opinion c’est la société (au sens mondain) et Delphine est le premier roman de la société, écrit par une femme qui en habitait le centre. Lorsqu’on possède la clef du roman, Delphine peut encore ramener dans notre lecture les restes de l’intérêt qu’y prit le public de 1802. En revanche, si Delphine se passe de 1790 à 1792, au milieu des événements qui opposent déjà deux Frances, on n’y trouve qu’une peinture insignifiante des sentiments et des événements politiques. La longueur des lettres souvent languissantes, la confusion des personnages, celle des aventures, le style lourd et abstrait, rebutent. Il est d’ailleurs remarquable que les lettres même de Mme de Staël, dont sa cousine Saussure dit que pour le feu et la verve elles ne valaient pas sa conversation, sont de la forme précisément contraire aux lettres artificielles de Delphine, jetées avec spontanéité, désordre, véhémence, sincérité immédiate, tumulte et incorrection. La forme épistolaire, qui n’était pas naturelle à l’auteur, a certainement gâté Delphine.

D’une lecture aussi méritoire, Corinne est d’une facture mieux venue. Elle passa longtemps pour le grand livre de Mme de Staël, et, d’un certain point de vue décoratif, on peut maintenir cette opinion. Les routes de son génie s’y croisent, et ce sont celles-là même qui se croisent à Genève. De même qu’elle a écrit avec Delphine le premier roman qui pût s’appeler Un Cœur de femme, elle écrit avec Corinne la première Cosmopolis, le premier roman de cette vie cosmopolite qui est la sienne, et qui fait de Genève une étape d’Anglais et de Français sur la route d’Italie. Genève en est absente, mais l’esprit de Genève y est.

Deux sujets, mais parfaitement fondus : ce roman de la vie cosmopolite, et le roman de la femme de génie.

Évidemment la toile de fond, c’est l’Italie. Le voyage d’Italie de Mme de Staël produit son livre en 1807, comme le voyage d’Allemagne produit le sien en 1810. Les personnages y paraissent en délégués de leurs pays, ce qui est neuf. Les Italiens épi-