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Et pourtant, cette poésie, nous pouvons la lui rendre ou la lui donner. Ce livre qui aujourd’hui nous paraît mort a été l’un des plus glorieux de son temps. Quand Lamartine, adolescent, le lut, il en fut bouleversé. Pour ce roman de l’Italie, la Chartreuse de Parme nous a rendus difficiles. Mais il y a fallu une et même deux générations. Corinne a créé le prestige de la vie cosmopolite et du dialogue international d’idées. Elle a ajouté à la civilisation de l’Europe. Corinne au cap Misène, inspirée par ce Platon au Cap Sunium qu’avait inventé l’Abbé Barthélémy, appartient pour nous à l’industrie de la pendule Empire. Mais pendant trente ans, autour de Chateaubriand, les amis de Mme  Récamier se sont réunis sous ce tableau de Gérard ; une Germaine idéalisée, livrée au prophétique enthousiasme, personnifie sur cette génération romantique l’empire de l’esprit et des lettres, et l’on songe à ces tableaux d’autel, avec leurs deux registres, où le cercle terrestre est dominé par le cercle de la gloire. Toute la poésie de Corinne s’est peut-être retirée dans ce nom et cette présence. Mais elle y reste, elle y dure.

La mère de la Doctrine.
Mme  de Staël meurt à Paris en 1817 ayant à peine dépasse a cinquantaine, et, ce qui fait le tragique de cette fin, avant d’avoir touché une terre promise qui n’était plus éloignée et qui aurait été la voie glorieuse et comblée de sa soixantaine, et du triomphe de ses idées. Ses Mémoires réduits aux Dix ans d’Exil qui ne valent évidemment ni les Mémoires d’outre-tombe ni le Mémorial des deux rivaux restent inachevés. Elle travaillait alors à ses Considérations sur les principaux événements de la Révolution Française, qu’elle put laisser presque terminés.

C’est un de ses livres les plus importants, le testament de sa vie politique, et encore un manifeste : le manifeste de ce qui s’appellera dix ans plus tard l’école doctrinaire, de ce libéralisme royaliste avec une tradition genevoise et des sympathies anglaises, qui allait arriver au pouvoir en 1830, qui fit cette même année à Benjamin Constant ses grandes funérailles et qui en eût fait de plus grandioses encore à Mme  de Staël, mère de la Doctrine, belle-mère du duc doctrinaire[1].

  1. Le Duc de Broglie.