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sodiques sont bien représentés. Lord Nelvil figure l’aristocratie libérale d’ Angleterre sous les traits idéaux qu’elle prenait facilement pour une Genevoise. Dans le Comte d’Erfeuil, l’auteur a voulu donner, d’une manière un peu lourde, mais souvent juste, un portrait de la frivole et charmante noblesse française. Les tableaux d’Italie et surtout ceux du Northumberland sont peints dans une assez belle manière. Du caractère italien, de la littérature italienne, personne encore n’avait parlé en France avec autant de sympathie éclairée. Et le grand thème de Coppet, l’opposition littéraire du Nord et du Midi, du catholicisme et du protestantisme, prend sur cette terre classique toute son ampleur de dialogue éternel.

Quant à Corinne elle-même, ce n’est pas un caractère, c’est aussi un thème, ce sont des variations de Mme de Staël, sur sa destinée, sur ses amours, sur son génie. Corinne et Germaine peuvent porter la même devise : l’Enthousiasme improvisateur. Génie par sa place dans la poésie italienne, par son couronnement au Capitole, Corinne est raison par sa naissance et ses attaches anglaises. En donnant pour le testament moral du père de lord Nelvil un extrait des papiers de Necker, il semble que Mme de Staël ait voulu naturaliser anglaise sa sagesse genevoise. Et cela n’était point pour arranger ses affaires avec Napoléon qui refusait de venir à Genève sous prétexte qu’il ne savait pas l’anglais.

Corinne ou l’Italie serait aussi Corinne ou la Poésie. Malheureusement rien ne manque plus que la poésie au livre de Mme de Staël. Petite-fille de Brandebourgeois elle voyage en Italie pour s’instruire, « profiter » ; française de culture, elle y voyage pour en parler, et pour y parler. Mais elle ne voyage pas pour sentir : le sentiment de la nature et le goût des arts lui sont étrangers. Elle eût donné, dit-elle, la baie de Naples pour un quart d’heure de conversation. Mais précisément l’intérêt de ce site, c’est pour elle le quart d’heure de conversation écrite qu’il peut suggérer. Entre la courbe sensuelle dont la prose des Martyrs épouse les lignes mêmes du golfe, et la poésie napolitaine de Lamartine, Corinne n’étend qu’un désert d’idées. Mme de Staël a défini le génie, pour une femme, le deuil éclatant du bonheur. Corinne est d’une certaine manière le deuil intelligent de la poésie.