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taine. Lamartine verra la Grèce dans ses collines du Maçonnais, Mistral dans ses rochers et sa mer de Provence, ainsi Chénier sait et sent une nature éternelle, une Grèce qui est partout : l’Île de France, Versailles, la Normandie, lui suggèrent les mêmes cartons poétiques qu’un texte de Théocrite ou de Properce. Il retrouve par là le classicisme de la greffe parfaite entre la nature et le livre, celui de Ronsard et de La Fontaine.

Étudiant de poésie. L’oreille poétique de Chénier est toujours aussi insatisfaite, aussi chercheuse que le crayon de David : sensuelle comme une main de peintre. Il a fouillé consciemment dans les musiques cachées du vers français, il en a cherché, exploité patiemment les ressources. Le beau vers n’est point chez lui un passage fulgurant, comme chez Lamartine et Hugo, mais un arrêt, une possession, et, comme chez Mallarmé, une chose en quoi toutes choses se terminent.

Le toit s’égaie et l’if de mille odeurs divines
passait en 1850 pour une énigme, comme, en 1900 :
Trompettes, tout haut d’or pâmé sur le vélin.

Il a peu innové dans la structure du vers, que Delille et Roucher ont rompu par les mêmes hardiesses que lui : coupes ternaires, dislocations, rejets, — et le Racine des Plaideurs était déjà là. Mais il a créé une certaine cime de poésie pure, qui est le vers gratuit, le vers d’ambroisie, élément et aliment des dieux, en rupture avec les significations de la prose, tel qu’il passera dans Vigny, dans Hugo, dans Mallarmé, dans Valéry. Il y a à ce sujet un texte capital de Chénier. C’est son commentaire sur les Larmes de Saint-Pierre, le poème de jeunesse de Malherbe, le poème d’un étudiant, poème que plus tard le poète établi, réformateur et formateur, devait désavouer, avec raison sans doute, puisqu’un avenir était à ce prix. Mais Chénier sent qu’après cet immense détour le moment est venu pour la poésie de reviser ce procès, de prendre un baptême aux vers admirables et oubliés des Larmes. Toute proportion gardée, on reconnaît la prise de contact du romantisme avec Ronsard par le Tableau de Sainte--