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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/104

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Il est plus ancien et durera plus longtemps qu’on ne pense. Il a sa raison d’être dans ce fait que Paris est devenu la grande ville cosmopolite qui a succédé aux deux premières, Alexandrie et Rome, et que les mêmes causes y ont produit les mêmes effets. Dans ces trois milieux les colonies non des vrais Hébreux, dont la race disparut de bonne heure aussi bien que celle des Athéniens et des Spartiates, mais des Syriens, Araméens et autres Sémites hébraïsés qui formèrent les groupes juifs de la dispersion, ayant pris avec une souplesse étonnante le pli même et le mouvement intérieur du cosmopolitisme, s’accrurent matériellement et moralement, et suscitèrent contre elles des haines vigoureuses, un antisémitisme (lié d’ailleurs à tout un vieux duel méditerranéen, Grecs contre Phéniciens, Carthage contre Rome) qui acheva de les cimenter. De là des massacres de Juifs à Alexandrie, auxquels les Juifs répondent là où ils sont en nombre comme à Chypre par des massacres de Grecs. De là les persécutions impériales contre Juifs et chrétiens confondus. Dans ces haines et ces luttes, un rapprochement, une fusion s’accomplissaient, liée elle aussi au plus vieux rythme du monde méditerranéen, à l’entrée des cultes phéniciens en Grèce, à l’Odyssée, à la propagation de l’alphabet. La philosophie alexandrine, le christianisme unissent les deux génies pour en faire le génie moderne, mais n’éteignent point l’esprit de guerre autour du peuple inclassable et tenace. À la suite des grandes expulsions de juifs des XVe et XVIe siècles les villes maritimes, financières, cosmopolites les accueillent naturellement : alors se forment les colonies juives de Livourne, Francfort, Hambourg, Amsterdam, Marseille, Bordeaux. En 1712 le Spectateur écrivait d’eux : « Ils sont devenus les instruments au moyen desquels les nations les plus éloignées sont mises en rapport les unes avec les autres et l’humanité est assemblée : ils sont comme les boulons et les rivets d’un grand bâtiment, qui, bien que peu importants par eux-mêmes, sont indispensables au maintien de l’ensemble. » Je pense devant ces boulons et ces rivets à la vingtaine de signes phonétiques que les commerçants phéniciens apportèrent aux Grecs dans le creux de leur main.

On aperçoit alors la seconde origine de l’antisémitisme de M. Maurras. La première était tirée de ce Landerneau journalistique et littéraire qui a le Napolitain ou le Cardinal pour Café du Commerce. La seconde tient évidemment à des horizons plus vastes, ceux que développe, au centre idéal et vivant de sa pensée, le beau mythe et le paysage allégorique de l’Étang de Marthe et les Hauteurs d’Aristarchè.