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suppression de tout rapport intellectuel entre les hommes[1]. » C’est là une vue systématique, mais dans une direction très juste. La scolastique, aboutissement dernier, pétrification gigantesque de la dialectique socratique et de la philosophie du concept est en effet comme une hypostase du langage. Elle avait pour problème central la question des universaux, réalités pour les uns, fiatus vocis pour les autres. La mobilité de l’esprit grec a trouvé toujours des ressources d’une souplesse infinie contre cette rigidité et cet empâtement auxquels tendait une forme de pensée que lui-même avait créée. Il a toujours entouré, atténué, allégé la pensée solide par ces voiles subtils et presque liquides que sont aux mots du langage qu’il emploie la conjugaison et les particules. L’éristique de Zénon d’Elée, la sophistique de Gorgias, les scrupules de Platon, l’argumentation des sceptiques, le probabilisme de la Nouvelle Académie ont marié a la netteté dorique du concept défini la mobilité ionique d’une intelligence plus versatile et fluide. L’esprit grec a côtoyé la scolastique, côtoyé l’anti-scolastique. Mais il avait le sentiment que si le préjugé anti-scolastique aurait pour dernier effet la disparition du langage, le préjugé scolastique aurait pour ultime résultat son ossification ou sa congélation.

M. Maurras, dans la précision de son atmosphère intellectuelle, la sécheresse d’arêtes de ses pensées solides et compactes, la maçonnerie romaine de ses idées et de son argumentation, écarte comme une faiblesse cette temporisation indéfinie, cette complaisance aux molles ambiguïtés du doute. Il les écarte aussi paradoxalement qu’Ingres écartait le coloris et le clair-obscur. Cet admirateur de Fustel de Coulanges éprouve de se passer du doute le même besoin que cet admirateur du christianisme de se passer de Dieu. Renan exprime le regret esthétique que saint Paul soit mort vraisemblablement sans avoir eu sur la valeur de son œuvre ce doute mélancolique qui l’eût embelli pour son historien. Certainement M. Maurras quittera la vie sans souci de complaire aux Renan et aux Châteaubriand de l’avenir. Je suis évidemment des premiers à estimer son style intellectuel, et je ne le voudrais pas autre. Mais ce n’est pas à lui que je veux penser ici, c’est à ses idées, ou, si l’on veut, à son « préjugé scolastique ».

La pensée grecque a su rester vivante en se défendant du préjugé scolastique ; mais dans toutes nos civilisations occidentales il est toute une lignée qui les en défend pareillement, tout un sel marin qui les

  1. La Politique Religieuse, p. 152.