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protège et les assainit. Voltaire, dans une lettre de M. de Tressan, énumérant les raisons de son goût pour Montaigne, termine ainsi : « et, ce que j’aime, sachant douter ». La science et l’art de douter, la chaîne de Montaigne, Saint Évremond, Voltaire, Stendhal, Sainte-Beuve, il faut bien y reconnaître l’analogue de la chaîne grecque dont je parlais tout à l’heure. Et voyez en Angleterre la chaîne Bacon-Hume-Berkeley-Stuart Mill, — en pays germanique la chaîne Erasme-Leibnitz-Schopenhauer-Nietzsche. Les grandes formes de la culture ont là leurs chemines d’aération. N’appelez pas cela du négatif, appelez-le la curiosité de la pensée, le travail actif de l’esprit pour lui-même. On ne peut plus concevoir une culture occidentale sans cela, c’est-à-dire qu’on ne peut plus concevoir de scolastique. Je ne touche pas à la question de savoir jusqu’à quel point et si en effet l’archaïsme de M. Maurras rencontre en politique des paradoxes analogues à son paradoxe philosophique. Je pense seulement qu’il faut maintenir pour l’esprit ce droit d’envisager toute tentative positive d’un point de vue critique à la Montaigne, — analogue au droit pour tout positivisme de repousser, à son point de vue, comme le fait Comte, toute critique négative. Il y a là un dialogue nécessaire des esprits qui est incorporé bon gré mal gré à toute notre culture d’Occident ; par lui tout se balance, s’additionne ou se soustrait dans une chambre de compensation idéale. Notre atmosphère intellectuelle est faite, comme notre atmosphère physique, d’un oxygène et d’un hydrogène, et les expériences du docteur Ox ne sont pas à recommencer tous les jours.

Les mêmes qualités de réalisation qu’il trouve dans les formes romanisées et mécaniques de la philosophie du concept, M. Maurras les aperçoit pareillement dans la forme supérieure de l’art humain, l’art classique. Il est intéressant de le voir porter dans les sphères les plus différentes un même critère. « L’esprit classique ne cessa de répéter en grec, en français, en latin, en italien, en provençal, non seulement pour les peuples qui boivent à la coupe de notre mer, mais pour tout citoyen du monde, non seulement en art, mais dans les sciences et les industries, dans les arts de la politique et même de la vie, ce grand, cet uniforme et invariable conseil de réaliser avant toute chose, et pour cela de définir, de préciser, d’organiser. » L’art classique « ne tend donc jamais à la beauté qui pourra être et qui devient, mais à la beauté en acte. Il ne suggère pas, mais expose lucidement ce qu’il conçoit[1] ».

  1. L’Aclion Française (mensuelle), 1er octobre 1907.