Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans son rythme, enrichissent de leurs dissonances sa symphonie. La France classique a si peu comporté l’unité religieuse qu’elle s’est formée autour de luttes religieuses. M. Maurras parle plus loin de « stades de synthèse » alternant avec des « stades de critique et de division ». Les uns et les autres se succèdent dans toute grande et longue culture comme dans un vers les temps forts et les temps faibles. Pouvez-vous comprendre Descartes et Pascal sans Montaigne ? Malherbe sans Ronsard ? Bossuet sans Luther et Calvin ? La synthèse fait la synthèse de la division, et la critique fait la critique de la synthèse. Nos quatre grands siècles alternent aussi logiquement que les pleins et les vides d’une architecture. Pour M. Maurras la synthèse et l’unité nous viennent de nous-mêmes, la critique et la division nous viennent de l’étranger. Mais s’il loue la France du XVIIe siècle d’avoir ainsi rayonné sur le dehors, il était inévitable que le dehors se reflétât sur la France. Une géographie départementale du Var mentionne sur une rivière un pont qui permet d’aller de la rive droite sur la rive gauche et vice-versa. Tout pont intellectuel ou religieux implique la même réciprocité. Remarquez d’ailleurs que l’hégémonie intellectuelle de la France n’apparaît vraiment avec tout son éclat que dans le stade de critique et de division qu’est le XVIIIe siècle. Le temps où Rousseau nous arrive de Genève est aussi celui où Voltaire règne à Berlin. Dès lors n’est-ce point par un mythe de poète et par une abstraction de logicien (les deux catégories auxquelles doit selon lui répugner l’idée de la division) que M. Maurras isole, pour leur vouer un culte exclusif et agressif, des périodes d’unité et de synthèse ? C’est peut-être un mauvais calcul que de réaliser et d’arrêter en un trésor illusoire la poule aux successifs œufs d’or.

Ce que M. Maurras admire d’unité dans ces périodes privilégiées du passé tient un peu à ce qu’il les voit de loin. À mesure qu’on a plus d’esprit, dit Pascal, on aperçoit plus d’hommes originaux. Pour la même raison, mieux on connaît une époque ou un peuple et moins on y voit d’unité. Brunetière en voyait peu dans le XVIIe siècle et son maître Bossuet n’en trouvait non plus pas beaucoup. Et cette unité dont M. Maurras loue le Moyen Âge s’évanouit devant les yeux de M. Ch.-V. Langlois. Renan qui considérait l’Égypte de son fauteuil de la Société Asiatique s’émerveillait qu’elle fût restée immuable tant de siècles, comme une Chine, et les égyptologues aujourd’hui sont d’accord pour déclarer qu’elle a passé par beaucoup de changements, ce que les sinologues disent également de la Chine.