Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/173

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rieure est de sentir vivement, d’enchaîner logiquement, de penser vigoureusement : ainsi l’intelligence ramasse, somme et définit la durée, au lieu de se laisser mener par elle comme l’aiguille d’un baromètre enregistreur par les variations de la température. Le général dans l’ordre de la pensée — le général qui est le spécial à tout — forme l’équivalent de ce qui est la perpétuité monarchique — présent perpétuel d’une famille qui ne meurt pas — en politique.

Sous ces grandes formes simples, comme un arbre qui élève d’autant plus haut ses branches qu’il enfonce profondément ses racines, les puissances auxquelles un grand passé est incorporé sont celles qui s’avancent le plus sûrement et le plus fortement vers l’avenir. C’est là le secret de la vertu attachée aux pierres et à l’âme de Rome, de l’incomparable poids avec lequel est promulguée la parole du Pape. « Sur le siège, élevé de dix-huit siècles, d’où il lui est prescrit de considérer l’univers, les hauteurs du passé lui donnent la puissance de tenir un compte essentiel, presque unique, de l’avenir[1]. » Cet attribut du pouvoir spirituel le plus élevé et le plus complet, le plus ancien et le plus fécond qui soit dans l’univers, tout pouvoir spirituel a le devoir de s’en inspirer, et, dans sa sphère petite ou grande, de s’attacher à en reproduire quelque image. C’est à un point analogue, devant des routes et des horizons de durée à maintenir et de continuité à renouer, que M. Maurras a nourri la légitime ambition d’installer sa pensée active : « L’avenir, certes, se découvre assez clairement des terrasses de la Sibylle. Mais Paris, mais la France ne sont pas non plus des lieux médiocres, et les neuf cents ans de l’histoire capétienne accrus du dernier siècle de nos révolutions ne font pas un observatoire misérable non plus. Un citoyen français, établi sur la tradition de la France, éclairé aussi par les convulsions de l’histoire de son pays, peut, s’il a l’âme droite et l’esprit net, essayer, sans outrecuidance, de se rendre un compte précis de l’avenir de sa nation. Il n’aurait qu’à donner sa démission de citoyen si on lui contestait ce droit[2]. »

La durée vraie appartient aux corps sociaux et non aux individus. Un peuple, une nation, une famille royale, une cité politique ou spirituelle sont seuls capables de lutter indéfiniment contre la mort, de se faire par la mort même des individus un moyen de persévérer ou de se rajeunir, c’est-à-dire qu’ils sont seuls capables de durer. Ils ne

  1. La Politique Religieuse, p. 316.
  2. Id., p. 319.