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lui, un homme qui vivra beaucoup par l’amour en arrivera, et pour cela même, à haïr l’amour. « Pour bien aimer, il n’est pas nécessaire d’aimer l’amour, il est même bon de ressentir pour lui quelque haine » et tout le leit-motiv des Amants de Venise où M. Maurras s’efforce de construire en loi, contre le romantisme et son culte de l’amour, tant l’amour que la raison. De sorte aussi qu’un homme qui se cramponne au « tout catholique » de toutes ses forces ardentes, sincères, parfois désespérées, en arrive à haïr Dieu ou tout au moins à traverser la haine de Dieu. Et ces deux haines ne sont, selon le grand mot de Fichte, que des amours trahis, et ni l’une ni l’autre ne sont d’une âme médiocre. M. Maurras parle des « sombres reproches que connaissent également les sectaires et les victimes de la religion de l’Amour, le plus sombre et le plus étroit des monothéismes humain »[1]. Il s’en est trop senti la victime pour ne pas devenir le sectaire de la religion opposée.

C’est ici que ce sentiment original et ardent s’embranche à la fois sur la critique du monothéisme qu’Auguste Comte a formulée dans le Système de Politique Positive, et sur l’antisémitisme né dans la pensée parisienne du XIXe siècle.

La critique comtiste du monothéisme est très logique. Le monothéisme pur est exclu, au spirituel, par la religion de l’Humanité, comme il est suspect, au temporel, pour la raison d’État de M. Maurras. Le Grand Être ne saurait coexister avec l’Être suprême. La communication de la conscience humaine avec la conscience divine, la société spirituelle formée par l’union de l’homme avec Dieu ne pourraient que dérober l’homme à la communication avec la cité des hommes, limiter ou mutiler la société spirituelle formée par l’union de l’homme avec ses morts. Aucune de ces concurrences n’est dangereuse avec le fétichisme et le polythéisme qui ont été associés dans toute l’antiquité classique à la religion des morts, se sont nourris d’elle et l’ont nourrie. De là la sympathie de Comte pour ces deux essences religieuses, puisqu’il voit dans le catholicisme avec son culte des saints et de la Vierge Mère une transition entre le polythéisme et la religion de l’Humanité et qu’il incorpore purement et simplement le fétichisme au positivisme intégral.

Le monothéisme, pour M. Maurras, commet de même un détournement à l’égard de la société. L’homme, faisant son Dieu à son image, lui donne ses propres caractères et ses pires. Il projette sur les

  1. Les Amants de Venise, p. 241.