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Être, ordre, Église. « Tout ce que pense l’homme reçoit, du jugement et du sentiment de l’Église, place proportionnelle au degré d’importance, d’utilité et de bonté. Le nombre de ces désignations électives est trop élevé, leur qualification est trop minutieuse, motivée trop subtilement, pour qu’il ne semble pas toujours assez facile d’y contester, avec une apparence de raison, quelque point de détail. Où l’Église prend sa revanche et où tous ses avantages reconquièrent leur force, c’est lorsqu’on en vient à considérer les ensembles[1]. »

Mais c’est précisément à cette puissance affirmative du catholicisme qu’un catholique vrai et complet en appellera de cela même à quoi M. Maurras dit non. Si, dans l’édifice de l’Église, tout reçoit une place « proportionnelle au degré d’importance, d’utilité et de bonté », il ne faut pas oublier que la première place y est pour Dieu, que toute autre place y est occupée en fonction de Dieu. L’Église catholique est apostolique avant d’être romaine. Devant le « cortège savant » des Conciles et des Papes, les « quatre juifs obscurs » ne font pas figure de parents pauvres, et l’Église ne les rejette pas dédaigneusement dans un coin de son tableau.

Allons plus loin. Une plaisanterie fort ordinaire consiste à retrouver au nez, à la barbe ou à la race de tout antisémite une apparence juive. C’est ainsi que M. Joseph Reinach avance dans son Histoire de l’Affaire Dreyfus que Drumont était juif. Je ne voudrais pas toucher M. Maurras de ces facéties faciles. Mais je me demande si ce qu’il admire le plus dans l’Église romaine, ce ne serait pas justement cela même qu’elle tient de ses origines juives et ce qu’elle apporte et impose de proprement juif à la civilisation occidentale.

Une grande idée à passé du judaïsme pur dans l’Église catholique pour lui donner son âme, et de l’Église catholique dans cette Église idéale de l’ordre où M. Maurras l’achève et la transfigure. C’est l’association entre la loi et la foi, la loi suivant partout la foi pour la sonder, la contrôler, la définir et l’imposer : pas de foi indépendamment de la loi. Au contraire la cité antique, la civilisation gréco-romaine réduit en matière religieuse la loi à un symbole extérieur, à un acte public, en dehors duquel la foi est parfaitement libre. Surtout la cité antique n’implique sur les consciences ni sur les actes aucune autorité sérieuse des corporations ou des individus sacerdotaux, des prêtres et des prophètes qui chez les Juifs se détestaient bien, mais n’en poursuivaient

  1. La Politique Religieuse, p. 383.