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au temps du romantisme que vécut le roi de la critique, Sainte-Beuve. Quelle fut son influence sur les romantiques, sur les auteurs de son temps ? Nulle. Il est vrai qu’il n’en chercha pas.

M. Maurras dira peut-être : La littérature classique, elle, impliquait une critique, un goût, une règle ; de là sa supériorité sur le romantisme. — Distinguons. Bien que la pure critique professionnelle ne date guère que du XVIIIe, c’est au XVIIe que nous rencontrons la seule œuvre critique qui chez nous ait jamais exercé sur les auteurs une action profonde et patente, les Sentiments de l’Académie sur le Cid, qui ont déterminé en partie l’évolution de Corneille, et que Racine a sûrement médités de près, comme il pratiquait assidûment les Remarques de Vaugelas. Mais les Sentiments ne sont pas une œuvre de critique professionnel, ils sont le procès-verbal d’une discussion à laquelle donne lieu chez les interprètes les plus autorisés du goût, réunis en Compagnie, un important ouvrage nouveau. Ils forment un recueil collectif d’observations, auquel collaborent des compétences diverses, ils sont un état du goût en 1636 comme les Remarques de Vaugelas sont un état de l’usage, et leur autorité leur vient de cette source collective. Or ce qui, du point de vue auquel nous amène M. Maurras, me paraît curieux et important, c’est que précisément cette œuvre de 1636, justement estimée, n’ait jamais eu de lendemain. Lorsque Richelieu demanda aux compétences littéraires, groupées par lui en Académie Française, une opinion motivée et détaillée, un rapport qui pût éclairer le public sur une pièce alors sans commune mesure et jaillie comme une merveille inattendue et inclassable, il était parfaitement dans la logique de l’État français tel que le concevait et l’accouchait son génie. Cette besogne commune d’une assemblée de notables littéraires pouvait être répétée à certaines occasions analogues, telles que celles d’Andromaque, du Tartuffe, des Caractères, de la Nouvelle Héloïse, du Génie du Christianisme, des Méditations, d’Hernani. Personne n’y songea plus jamais. Lorsqu’en 1830 une délégation de l’Académie alla trouver Charles X pour gémir sur la représentation d’Hernani, le roi se moqua d’elle. De sorte que les Sentiments sur le Cid et leur influence sur la tragédie figurent réellement le témoignage d’un pouvoir spirituel littéraire, tel que le cerveau d’État de Richelieu le concevait comme possible et désirable, mais tel que la nature des choses le révéla au contraire comme impossible et indésirable, et qui ne survécut pas à la première année de l’Académie. Ce pouvoir spirituel littéraire, seule forme sous laquelle la critique puisse